Sartre- L’existentialisme- Textes 10, 11, 12

 Texte 10  

Disons plutôt qu’il faut comparer le choix moral avec la construction d’une œuvre d’art. Et ici, il faut tout de suite faire une halte pour bien dire qu’il ne s’agit pas d’une morale esthétique, car nos adversaires sont d’une si mauvaise foi qu’ils nous reprochent même cela. L’exemple que j’ai choisi n’est qu’une comparaison. Ceci dit, a-t-on jamais reproché à un artiste qui fait un tableau de ne pas s’inspirer des règles établies a priori ?A-t-on jamais dit quel est le tableau qu’il doit faire ? Il est bien entendu qu’il n’y a pas de tableau défini à faire, que l’artiste s’engage dans la construction de son tableau, et que le tableau à faire c’est précisément le tableau qu’il aura fait ; il est bien entendu qu’il n’y a pas de valeurs esthétiques a priori, mais qu’il y a des valeurs qui se voient ensuite dans la cohérence du tableau, dans les rapports qu’il y a entre la volonté de création et le résultat. Personne ne peut dire ce que sera la peinture de demain ; on ne peut juger la peinture qu’une fois faite. Quel rapport cela a-t-il avec la morale ? Nous sommes dans la même situation créatrice. Nous ne parlons jamais de la gratuité d’une œuvre d’art. Quand nous parlons d’une toile de Picasso, nous ne disons jamais qu’elle est gratuite ; nous comprenons très bien qu’il s’est construit tel qu’il est en même temps qu’il peignait, que l’ensemble de son œuvre s’incorpore à sa vie. Il en est de même sur le plan moral. Ce qu’il y a de commun entre l’art et la morale, c’est que, dans les deux cas, nous avons création et invention. Nous ne pouvons pas décider a priori de ce qu’il y a à faire. Je crois vous l’avoir assez montré en vous parlant du cas de cet élève qui est venu me trouver et qui pouvait s’adresser à toutes les morales, kantienne ou autres, sans y trouver aucune espèce d’indication ; il était obligé d’inventer sa loi lui-même. Nous ne dirons jamais que cet homme, qui aura choisi de rester avec sa mère en prenant comme base morale les sentiments, l’action individuelle et la charité concrète, ou qui aura choisi de s’en aller en Angleterre, en préférant le sacrifice, a fait un choix gratuit. L’homme se fait ; il n’est pas tout fait d’abord, il se fait en choisissant sa morale, et la pression de circonstances est telle qu’il ne peut pas ne pas en choisir une. Nous ne définissons l’homme que par rapport à un engagement. Il est donc absurde de nous reprocher la gratuité du choix.

En second lieu, on nous dit : vous ne pouvez pas juger les autres. C’est vrai dans une mesure, et faux dans une autre. Cela est vrai en ce sens que, chaque fois que l’homme choisit son engagement et son projet en toute sincérité et en toute lucidité, quel que soit par ailleurs ce projet, il est impossible de lui en préférer un autre ; c’est vrai dans ce sens que nous ne croyons pas au progrès ; le progrès est une amélioration ; l’homme est toujours le même en face d’une situation qui varie et le choix reste toujours un choix dans une situation. Le problème moral n’a pas changé depuis le moment où l’on pouvait choisir entre les esclavagistes et les non-esclavagistes, par exemple au moment de la guerre de Sécession, et le moment présent où l’on peut opter pour le M.R.P. ou pour les communistes.

Mais on peut juger, cependant, car, comme je vous l’ai dit, on choisit en face des autres, et on se choisit en face des autres. On peut juger, d’abord (et ceci n’est peut-être pas un jugement de valeur, mais c’est un jugement logique), que certains choix sont fondés sur l’erreur, et d’autres sur la vérité. On peut juger un homme en disant qu’il est de mauvaise foi. Si nous avons défini la situation de l’homme comme un choix libre, sans excuses et sans secours, tout homme qui se réfugie derrière l’excuse de ses passions, tout homme qui invente un déterminisme est un homme de mauvaise foi. On objecterait : mais pourquoi ne se choisirait-il pas de mauvaise foi ? Je réponds que je n’ai pas à le juger moralement, mais je définis sa mauvaise foi comme une erreur. Ici, on ne peut échapper à un jugement de vérité. La mauvaise foi est évidemment un mensonge, parce qu’elle dissimule la totale liberté de l’engagement. Sur le même plan, je dirai qu’il y a aussi mauvaise foi si je choisis de déclarer que certaines valeurs existent avant moi ; je suis en contradiction avec moi-même si, à la fois, je les veux et déclare qu’elles s’imposent à moi. Si l’on me dit : et si je veux être de mauvaise foi ? je répondrai : il n’y a aucune raison pour que vous ne le soyez pas, mais je déclare que vous l’êtes, et que l’attitude de stricte cohérence est l’attitude de bonne foi. Et en outre je peux porter un jugement moral. Lorsque je déclare que la liberté, à travers chaque circonstance concrète, ne peut avoir d’autre but que de se vouloir elle-même, si une fois l’homme a reconnu qu’il pose des valeurs dans le délaissement, il ne peut plus vouloir qu’une chose, c’est la liberté comme fondement de toutes les valeurs. Cela ne signifie pas qu’il la veut dans l’abstrait. Cela veut dire simplement que les actes des hommes de bonne foi ont comme ultime signification la recherche de la liberté en tant que telle. Un homme qui adhère à tel syndicat, communiste ou révolutionnaire, veut des buts concrets ; ces buts impliquent une volonté abstraite de liberté ; mais cette liberté se veut dans le concret.

10- Il n’y a pas d’acte gratuit

  1. Cherchez le sens du terme « gratuit » dans le contexte (« il a fait un choix gratuit »)
  2. Quelle similitude Sartre remarque-t-il ici entre art et morale ?

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Picasso, Femme qui pleure

 

Texte 11

  • Nous voulons la liberté pour la liberté et à travers chaque circonstance particulière. Et en voulant la liberté, nous découvrons qu’elle dépend entièrement de la liberté des autres, et que la liberté des autres dépend de la nôtre. Certes, la liberté comme définition de l’homme ne dépend pas d’autrui, mais dès qu’il y a engagement, je suis obligé de vouloir en même temps que ma liberté la liberté des autres, je ne puis prendre ma liberté pour but que si je prends également celle des autres pour but. En conséquence, lorsque, sur le plan d’authenticité totale, j’ai reconnu que l’homme est un être chez qui l’essence est précédée par l’existence, qu’il est un être libre qui ne peut, dans des circonstances diverses, que vouloir sa liberté, j’ai reconnu en même temps que je ne peux vouloir que la liberté des autres. Ainsi, au nom de cette volonté de liberté, impliquée par la liberté elle-même, je puis former des jugements sur ceux qui visent à se cacher la totale gratuité de leur existence, et sa totale liberté. Les uns qui se cacheront, par l’esprit de sérieux ou par des excuses déterministes, leur liberté totale, je les appellerai lâches ; les autres qui essaieront de montrer que leur existence était nécessaire, alors qu’elle est la contingence même de l’apparition de l’homme sur la terre, je les appellerai des salauds. Mais lâches ou salauds ne peuvent être jugés que sur le plan de la stricte authenticité. Ainsi, bien que le contenu de la morale soit variable, une certaine forme de cette morale est universelle. Kant déclare que la liberté veut elle-même et la liberté des autres. D’accord, mais il estime que le formel et l’universel suffisent pour constituer une morale. Nous pensons, au contraire, que des principes trop abstraits échouent pour définir l’action. Encore une fois, prenez le cas de cet élève ; au nom de quoi, au nom de quelle grande maxime morale pensez-vous qu’il aurait pu décider en toute tranquillité d’esprit d’abandonner sa mère ou de rester avec elle ? Il n’y a aucun moyen de juger. Le contenu est toujours concret, et par conséquent imprévisible ; il y a toujours invention. La seule chose qui compte, c’est de savoir si l’invention qui se fait, se fait au nom de la liberté.

Examinons, par exemple, les deux cas suivants, vous verrez dans quelle mesure ils s’accordent et cependant diffèrent. Prenons Le Moulin sur la Floss. Nous trouvons là une certaine jeune fille, Maggie Tulliver, qui incarne la valeur de la passion et qui en est consciente ; elle est amoureuse d’un jeune homme, Stephen, qui est fiancé à une jeune fille insignifiante. Cette Maggie Tulliver, au lieu de préférer étourdiment son propre bonheur, au nom de la solidarité humaine choisit de se sacrifier et de renoncer à l’homme qu’elle aime. Au contraire, la Sanseverina, dans La Chartreuse de Parme, estimant que la passion fait la vraie valeur de l’homme, déclarerait qu’un grand amour mérite des sacrifices ; qu’il faut le préférer à la banalité d’un amour conjugal qui unirait Stephen et la jeune oie qu’il devait épouser ; elle choisirait de sacrifier celle-ci et de réaliser son bonheur ; et, comme Stendhal le montre, elle se sacrifiera elle-même sur le plan passionné si cette vie l’exige. Nous sommes ici en face de deux morales strictement opposées ; je prétends qu’elles sont équivalentes : dans les deux cas, ce qui a été posé comme but, c’est la liberté. Et vous pouvez imaginer deux attitudes rigoureusement semblables quant aux effets : une fille, par résignation, préfère renoncer à un amour, une autre, par appétit sexuel, préfère méconnaître les liens antérieurs de l’homme qu’elle aime. Ces deux actions ressemblent extérieurement à celles que nous venons de décrire. Elles en sont, cependant, entièrement différentes ; l’attitude de la Sanseverina est beaucoup plus près de celle de Maggie Tulliver que d’une rapacité insouciante.

Ainsi vous voyez que ce deuxième reproche est à la fois vrai et faux. On peut tout choisir si c’est sur le plan de l’engagement libre.

11- La liberté des autres

a) Notre liberté dépend-elle de celle des autres ?

b) Qu’est-ce qu’un lâche selon lui ?

c) Au nom de quoi puis-je juger autrui ?

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Texte 12

La troisième objection est la suivante : vous recevez d’une main ce que vous donnez de l’autre ; c’est-à-dire qu’au fond les valeurs ne sont pas sérieuses, puisque vous les choisissez. A cela je réponds que je suis bien fâché qu’il en soit ainsi ; mais si j’ai supprimé Dieu le père, il faut bien quelqu’un pour inventer les valeurs. Il faut prendre les choses comme elles sont. Et, par ailleurs, dire que nous inventons les valeurs ne signifie pas autre chose que ceci : la vie n’a pas de sens, a priori. Avant que vous ne viviez, la vie, elle, n’est rien, mais c’est à vous de lui donner un sens, et la valeur n’est pas autre chose que ce sens que vous choisissez. Par là vous voyez qu’il y a possibilité de créer une communauté humaine. On m’a reproché de demander si l’existentialisme était un humanisme. On m’a dit : mais vous avez écrit dans La Nausée que les humanistes avaient tort, vous vous êtes moqué d’un certain type d’humanisme, pourquoi y revenir à présent ? En réalité, le mot humanisme a deux sens très différents. Par humanisme on peut entendre une théorie qui prend l’homme comme fin et comme valeur supérieure. Il y a humanisme dans ce sens chez Cocteau, par exemple, quand dans son récit, Le Tour du monde en 80 heures, un personnage déclare, parce qu’il survole des montagnes en avion : l’homme est épatant. Cela signifie que moi, personnellement, qui n’ai pas construit les avions, je bénéficierais de ces inventions particulières, et que je pourrais personnellement, en tant qu’homme, me considérer comme responsable et honoré par des actes particuliers à quelques hommes. Cela supposerait que nous pourrions donner une valeur à l’homme d’après les actes les plus hauts de certains hommes. Cet humanisme est absurde, car seul le chien ou le cheval pourraient porter un jugement d’ensemble sur l’homme et déclarer que l’homme est épatant, ce qu’ils n’ont garde de faire, à ma connaissance tout au moins. Mais on ne peut admettre qu’un homme puisse porter un jugement sur l’homme. L’existentialisme le dispense de tout jugement de ce genre : l’existentialiste ne prendra jamais l’homme comme fin, car il est toujours à faire. Et nous ne devons pas croire qu’il y a une humanité à laquelle nous puissions rendre un culte, à la manière d’Auguste Comte. Le culte de l’humanité aboutit à l’humanisme fermé sur soi de Comte, et, il faut le dire, au fascisme. C’est un humanisme dont nous ne voulons pas.

Mais il y a un autre sens de l’humanisme, qui signifie au fond ceci : l’homme est constamment hors de lui-même, c’est en se projetant et en se perdant hors de lui qu’il fait exister l’homme et, d’autre part, c’est en poursuivant des buts transcendants qu’il peut exister ; l’homme étant ce dépassement et ne saisissant les objets que par rapport à ce dépassement, est au cœur, au centre de ce dépassement. Il n’y a pas d’autre univers qu’un univers humain, l’univers de la subjectivité humaine. Cette liaison de la transcendance, comme constitutive de l’homme – non pas au sens où Dieu est transcendant, mais au sens de dépassement -, et de la subjectivité, au sens où l’homme n’est pas enfermé en lui-même mais présent toujours dans un univers humain, c’est ce que nous appelons l’humanisme existentialiste. Humanisme, parce que nous rappelons à l’homme qu’il n’y a d’autre législateur que lui-même, et que c’est dans le délaissement qu’il décidera de lui-même ; et parce que nous montrons que ça n’est pas en se retournant vers lui, mais toujours en cherchant hors de lui un but qui est telle libération, telle réalisation particulière, que l’homme se réalisera précisément comme humain.

On voit, d’après ces quelques réflexions, que rien n’est plus injuste que les objections qu’on nous fait. L’existentialisme n’est pas autre chose qu’un effort pour tirer toutes les conséquences d’une position athée cohérente. Il ne cherche pas du tout à plonger l’homme dans le désespoir. Mais si l’on appelle comme les chrétiens, désespoir, toute attitude d’incroyance, il part du désespoir originel.

L’existentialisme n’est pas tellement un athéisme au sens où il s’épuiserait à démontrer que Dieu n’existe pas. Il déclare plutôt : même si Dieu existait, ça ne changerait rien ; voilà notre point de vue. Non pas que nous croyions que Dieu existe, mais nous pensons que le problème n’est pas celui de son existence ; il faut que l’homme se retrouve lui-même et se persuade que rien ne peut le sauver de lui-même, fût-ce une preuve valable de l’existence de Dieu. En ce sens, l’existentialisme est un optimisme, une doctrine d’action, et c’est seulement par mauvaise foi que, confondant leur propre désespoir avec le nôtre, les chrétiens peuvent nous appeler désespérés

12- L’existentialisme est un humanisme

a- Quel sens du mot « humanisme » Sartre refuse-t-il ?

b- En quel sens Sartre affirme-t-il que l’existentialisme est pourtant un humanisme ?

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Politique-textes

Texte 1

La Cité est au nombre des réalités qui existent naturellement, et l’homme est par nature un animal politique. Celui qui par son naturel, et non par l’effet des circonstances, existerait sans aucune patrie, est un être dégradé ou au-dessus de l’humanité. Il est comparable à l’homme traité ignominieusement par Homère : sans famille, sans loi, sans foyer.

Car celui qui serait tel par sa nature serait apatride et n’aspirerait qu’à la guerre. […].

Aussi l’homme est-il un animal politique à un plus haut degré que les abeilles et autres animaux qui vivent ensemble. La nature selon nous ne fait rien en vain ; et l’homme seul de tous les animaux possède la parole. Or, tandis que la voix ne sert qu’à indiquer la joie ou la peine, et appartient aux animaux également (car leur nature leur fait éprouver le plaisir et la douleur, et se les signifier les uns aux autres), le discours sert à exprimer l’utile et le nuisible, et par suite le juste et l’injuste. Car c’est le caractère propre de l’homme par rapport aux autres animaux, d’avoir le sentiment du bien et du mal, du juste et de l’injuste, et des autres notions morales, et c’est la communauté de ces sentiments qui engendre famille et cité.

ARISTOTE (330 av JC) – Politique

 

Texte 2

Les hommes doivent nécessairement établir des lois et vivre selon des lois, sous peine de ne différer en aucun point des bêtes les plus totalement sauvages. La raison en est qu’aucune nature d’homme ne naît assez douée pour à la fois savoir ce qui est le plus profitable à la vie humaine en cité et, le sachant, pouvoir toujours et vouloir toujours faire ce qui est le meilleur. La première vérité difficile à connaître est, en effet, que l’art politique véritable ne doit pas se soucier du bien particulier, mais du bien commun, car le bien commun assemble, le bien particulier déchire les cités, et que bien commun et bien particulier gagnent tous les deux à ce que le premier, plutôt que le second, soit solidement assuré. PLATON, Lois, 875a2-7

 

Texte 3

« Sur la politique nous serons très brefs. Qu’est-­ce que la politique ? Il y a longtemps que ce n’est plus l’art d’administrer les cités. […] La définition la plus brève est celle­-ci: on dit qu’il y a morale toutes les fois qu’on s’astreint à ne jamais considérer les individus comme des moyens, mais comme des fins, c’est­-à­-dire toutes les fois que, voulant le bonheur des individus ou des nations, on ne se sert pas artificieusement d’autres individus pour parvenir à ses fins. Et au contraire je crois que personne ne s’opposerait à cette définition: la politique est une espèce d’opération non seulement qui permet, mais qui contraint à considérer les personnes morales comme des moyens. La politique est le nom qu’on donne à une série d’opérations où sans cesse les gens ne sont pas seulement les fins dont on se propose le bonheur ou le bien, mais les moyens par lesquels on entend passer; ce qui implique naturellement que la morale réprouve le mensonge, mais que la politique l’admet ou même y force. »

Charles Péguy. (janvier 1904) notes de la page 1282, La Pléiade, t. I, p.1816.1817

 

Texte 4

« Un habile législateur, qui entend servir l’intérêt commun et celui de la patrie plutôt que le sien propre et celui de ses héritiers, doit employer toute son industrie pour attirer à soi tout le pouvoir. Un esprit sage ne condamnera jamais quelqu’un pour avoir usé d’un moyen hors des règles ordinaires pour régler une monarchie ou fonder une république. Ce qui est à désirer, c’est que si le fait l’accuse, le résultat l’excuse ; si le résultat est bon, il est acquitté ; tel est le cas de Romulus. Ce n’est pas la violence qui restaure, mais la violence qui ruine qu’il faut condamner.»

Machiavel, Le Prince

 

Texte 5

«  Le problème d’une constitution, fût-ce pour un peuple de démons (qu’on me pardonne ce qu’il y a de choquant dans l’expression), n’est pas impossible à résoudre, pourvu que ce peuple soit doué d’entendement: « une multitude d’êtres raisonnables souhaitent tous pour leur conservation des lois universelles, quoique chacun d’eux ait un penchant secret à s’en excepter soi-même. Il s’agit de leur donner une constitution qui enchaîne tellement leurs passions personnelles l’une par l’autre que, dans leur conduite extérieure, l’effet en soit aussi insensible que s’ils n’avaient pas du tout ces dispositions hostiles.» Pourquoi ce problème serait-il insoluble ? Il n’exige pas qu’on obtienne l’effet désiré d’une réforme morale des hommes. Il demande uniquement comment on pourrait tirer parti du mécanisme de la nature, pour diriger tellement la contrariété des intérêts personnels, que tous les individus, qui composent un peuple, se contraignissent eux-mêmes les uns les autres à se ranger sous le pouvoir coercitif d’une législation, et amenassent ainsi un état pacifique de législation. »

 KANT- Traité de paix perpétuelle

 

Texte 6

« La liberté en tant qu’homme, j’en exprime le principe pour la constitution d’une communauté dans la formule : personne ne peut me contraindre à être heureux d’une certaine manière (celle dont il conçoit le bien-être des autres hommes), mais il est permis à chacun de chercher le bonheur dans la voie qui lui semble, à lui, être la bonne, pourvu qu’il ne nuise pas à la liberté qui peut coexister avec la liberté de chacun selon une loi universelle possible (autrement dit, à ce droit d’autrui). – Un gouvernement qui serait fondé sur le principe de la bienveillance envers le peuple, tel celui du père envers ses enfants, c’est-à-dire un gouvernement paternel, où par conséquent les sujets, tels des enfants mineurs incapables de décider de ce qui leur est vraiment utile ou nuisible, sont obligés de se comporter de manière uniquement passive, afin d’attendre uniquement du jugement du chef de l’État la façon dont ils doivent être heureux, et uniquement de sa bonté qu’il le veuille également, – un tel gouvernement, dis-je, est le plus grand despotisme que l’on puisse concevoir (constitution qui supprime toute liberté des sujets qui, dès lors, ne possèdent plus aucun droit) ».

KANT, Théorie et pratique, II, 

 

Texte 7

Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable (faute) puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! (Ose penser) Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières.

La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les a affranchi depuis longtemps d’une (de toute) direction étrangère, reste cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu’il soit facile à d’autres de se poser en tuteur des premiers. Il est si aisé d’être mineur ! Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime, etc., je n’ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n’ai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux. Que la grande majorité des hommes (y compris le sexe faible tout entier) tienne aussi pour très dangereux ce pas en avant vers leur majorité, outre que c’est une chose pénible, c’est ce à quoi s’emploient fort bien les tuteurs qui très aimablement (par bonté) ont pris sur eux d’exercer une haute direction sur l’humanité. Après avoir rendu bien sot leur bétail (domestique) et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas, hors du parc ou ils les ont enfermé. Ils leur montrent les dangers qui les menace, si elles essayent de s’aventurer seules au dehors. Or, ce danger n’est vraiment pas si grand, car elles apprendraient bien enfin, après quelques chutes, à marcher ; mais un accident de cette sorte rend néanmoins timide, et la frayeur qui en résulte, détourne ordinairement d’en refaire l’essai.

Kant, Réponse à la question « Qu’est-ce que les Lumières? »

Société et échanges- cours- TES

L’échange marchand est-il suffisant pour fonder le lien social ?

Société : au sens le plus large : tout ensemble d’individus dans lequel on constate des services réciproques : intérêts alimentaires, reproductifs, défense /ennemis.

Toute société est donc basée sur l’échange de biens et de service en vue de la survie. 

Mais cette définition du lien social n’est-elle pas trop restrictive ? L’échange n’est pas seulement lié aux nécessités matérielles. Il nous faut donc analyser les diverses dimensions de l’échange en fonction de son impact sur le lien social.

I- Travail, échange et lien social

A- Des sociétés sans individus aux sociétés individualistes

Des sociétés sans « individus, sans Etat

On nomme ces sociétés : sociétés holistes, autrement dit dans ces sociétés le tout prime sur les individus. Le Tout est plus que la somme des parties.

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Les sociétés holistes sont souvent sans Etat et se caractérisent par l’absence d’individuation, d’autonomie des membres de la communauté : sociétés indivises, sans individualité, sans individus.

Dans certaines sociétés indiennes d’Amérique du sud : Existence d’un chef sans pouvoir décisionnel, d’une société sans hiérarchisation ou domination. Le chef n’a qu’une fonction diplomatique, celle de parler au nom de la communauté.

Ces sociétés sont des sociétés sans division, sans classe, sans pouvoir individuel central et séparé, donc sans Etat. Stables et d’évolution très lente, elles n’ont pas de dimension historique, pas d’écriture. Avant le Moyen-Age, l’individu ne possédait pas d’identité propre. (les sculpteurs des cathédrales, les peintres…)

Au sein de la société chrétienne, l’homme n’est pas en relation immédiate avec lui‑même. Il explique sa situation par tout ce qui dépasse le personnel et l’individuel.

Nous sommes définis par le groupe social avant de nous définir comme individu

Formation de la notion d’individualité

La notion d’individu n’a rien d’évident ni de premier. Elle est le fruit d’un long travail historique, débuté sous l’Antiquité, repris par les théologiens du Moyen Age et achevé lors de la Réforme et de la Renaissance.

La Renaissance a finalement rompu avec cette conception holiste de la société et de la personnalité. Puis les Lumières ont valorisé l’individu en tant qu’être distinct ‑ non soumis aux contraintes des groupes familiaux et sociaux qui encadraient sa vie ‑ et protégé par des règles juridiques écrites. L’avènement de l’économie marchande a achevé ce processus.

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L’individu et la personne, constituent l’une des originalités les plus fortes de la philosophie et de la civilisation occidentales.

La société moderne, une somme d’individus

Individu : désigne principalement un être vivant possédant une unité intérieure (conscience), doté d’une certaine autonomie par rapport au tout dans lequel il évolue.

Individu : in- divis, qu’on ne peut diviser. Cela réfère à l’unité de la conscience. Un individu est aussi un élément radicalement séparé, isolé du reste. Autrement dit, c’est un être indépendant et autonome, ayant des intérêts et des droits qui peuvent être en opposition avec ceux de la société et de l’espèce (dictionnaire Hatier).

L’approche sociologique, écrit Lalande, considère l’individu comme « l’unité dont se compose les sociétés ».  La sociabilité est considérée comme seconde par rapport à l’individualité. Donc une société moderne c’est: je+je+je…

La société n’est alors rien de plus qu’un agrégat d’individus liés ensemble par leurs intérêts propres.

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B- Division sociale des tâches et échanges marchands

Partage progressif du travail, spécialisation progressive des tâches depuis le néolithique.

Platon est un des premiers philosophes à avoir remarqué qu’au niveau de la société

« on fait plus et mieux et plus aisément, lorsque chacun ne fait qu’une chose, celle à laquelle il est propre ».

Texte 1

En analysant, dans La République, la formation de la Cité, Platon décrit le regroupement volontaire d’individus ayant des besoins à satisfaire, mais ne pouvant tous les satisfaire eux-mêmes, tels que se nourrir, se vêtir, se loger, qui nécessitent différents savoirs pour labourer, tisser les vêtements, ou encore bâtir les édifices. C’est de la nécessité de satisfaire ses besoins que l’homme seul ne peut satisfaire, qu’est née la Cité; Cité qui se caractérise donc avant tout par cette organisation du travail.

C-  Le commerce remplace la guerre

Un moyen d’appropriation légitime du bien d’autrui serait le commerce, l’échange marchand. En effet, on peut s’approprier illégitimement le bien d’autrui par la force, la guerre, mais il est plus intéressant de se l’approprier de gré à gré.

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« La guerre est antérieure au commerce ; car la guerre et le commerce ne sont que deux moyens différents d’atteindre le même but : celui de posséder ce que l’on désire. Le commerce n’est qu’un hommage rendu à la force du possesseur par l’aspirant à la possession. C’est une tentative pour obtenir de gré à gré ce qu’on n’espère plus conquérir par la violence. Un homme qui serait toujours le plus fort n’aurait jamais l’idée du commerce. C’est l’expérience qui, en lui prouvant que la guerre, c’est-à-dire l’emploi de sa force contre la force d’autrui, l’expose à diverses résistances et à divers échecs, le porte à recourir au commerce, c’est-à-dire à un moyen plus doux et plus sûr d’engager l’intérêt d’un autre à consentir à ce qui convient à son intérêt. La guerre est l’impulsion, le commerce est le calcul. Mais par là même il doit venir une époque où le commerce remplace la guerre. Nous sommes arrivés à cette époque ».

Benjamin Constant- De la liberté des anciens comparée à celle des modernes

1- En quoi les arguments de Benjamin Constant légitiment-ils l’échange marchand ? Comment décrit-il les sociétés avant l’apparition du commerce ? Peut-on lui donner raison sur ce point ? 

 

II- L’individualisme et l’égoïsme au fondement de l’égalité de l’échange ?

L’égoïsme semble dans nos sociétés être au fondement de l’échange. Mais cet égoïsme entraîne paradoxalement la création d’un lien social, la recherche de l’égalité, de la justice et la priorité donnée à l’intérêt commun.

A- Contractualité de l’échange

L’échange est un contrat implicite ou explicite entre deux parties, puisque il se déroule:

  • Avec le consentement mutuel des participants, donc entre des personnes libres, qui échangent de gré à gré
  • entre deux sujets conscients et dotés de raison: capables de tenir une promesse (si tu me donnes ceci, je te promets de te donner cela)
  • Qui donc ne se mentent pas et s’engagent dans un rapport réciproque.
  • Chacun y trouve son compte, sert son propre intérêt.

Quand un échange a lieu, les deux partis font une bonne affaire.

Lors d’un échange, la valeur d’échange exprimée par le prix est toujours inférieure à la valeur d’usage du demandeur et toujours supérieure à la valeur d’usage de l’offreur. Par exemple, si j’ai faim et que j’achète une baguette de pain à un euro, c’est que de mon point de vue la baguette achetée vaut plus qu’un euro (sinon je ne l’aurais pas acheté). La pièce d’un euro m’est à ce moment là moins utile que la baguette pour satisfaire mes besoins. Pour le boulanger en revanche, la baguette de pain vaut moins qu’un euro (sinon il ne l’aurait pas vendu, ou aurait augmenté le prix).

Conséquence :

c’est la confrontation de deux intérêts privés qui amène l’égalité de l’échange.

Paradoxalement, l’échange fonctionne donc selon deux principes qui semblent opposés: égoïsme et égalité !  

Sociétés individualistes, égalitaristes et échanges marchands vont de pair.

B- Monnaie et égalité

Comment échanger des objets qui n’ont rien en commun, une maison et une chaussure ? Il faut rendre commensurables ces deux produits, c’est-à-dire leur donner une grandeur mathématique commune. La solution géniale est l’invention de la monnaie d’échange. C’est la monnaie qui rend possible la commensurabilité des objets au niveau de leur valeur d’échange.Conséquence : création d’une communauté d’intérêts  entre des hommes produisant des biens de valeur très différente.

Texte

Aristote , Ethique à Nicomaque

 

III- L’échange marchand suffit-il à fonder le lien social ?

A- Perversion de l’échange: la chrématistique
Aristote (384-322 av. J.C.) fut le premier à montrer que l’argent, moyen commode d’échange, pouvait devenir une fin en soi (on peut vouloir l’argent pour l’argent); ce qui constitue une véritable perversion à ses yeux. Cette perversion de l’économie est la chrématistique (l’art de l’accumulation de la monnaie). Aristote rappelle le mythe de Midas, roi de Phrygie, qui demanda au dieu d’acquérir le pouvoir de transformer en or tout ce qu’il touche. Le roi, qui pense devenir ainsi l’homme le plus riche au monde, ne peut plus ni manger ni boire puisque dès qu’il touche un aliment, celui-ci se transforme en or.

Texte AristoteLa politique

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B- Irrationalité de la nature humaine et impossibilité d’une science économique

L’homo oeconomicus est censé calculer au mieux ses intérêts de manière rationnelle. Cependant le calcul de ses propres intérêts n’est pas soumis à la raison : la rationalité se met au service de ses passions. De plus, il va être soumis à des facteurs totalement subjectifs dès lors qu’il doit à la fois savoir comment satisfaire son désir et quels sont les désirs des autres.

La loi de l’offre et de la demande va en effet faire varier la valeur des choses selon l’anticipation que chacun va avoir des désirs des autres acteurs économiques. L’économie ne peut donc pas établir d’équilibre si ces facteurs impondérables impactent sur le prix accordé aux valeurs marchandes. L’économie aurait dû être une science rationnelle, elle tente toujours de l’être, mais elle reste traversée par la subjectivité et les passions les plus extrêmes. De plus, les lois économiques existantes, permettant d’établir des pronostics, influencent les acteurs et faussent donc perpétuellement les prédictions.

Rappel : Le désir humain n’est pas fonction de nos besoins : il est fonction du désir des autres. Je désire ce que l’autre désire, je désire le désir de l’autre. Dès lors, le jeu du désir sera la « loi » fondamentale de l’échange.

 C- Perversion de l’échange et dissolution du lien social

L’argent, ultime objet du désir ?

Textes Schopenhauer, Marx

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IV- Le lien social va bien au-delà du seul échange marchand

 A- Aucun échange n’est seulement égoïste

« Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ».

Adam Smith, Richesse des Nations

Smith met à la fois l’accent sur l’égoïsme, et sur le caractère humain de l’échange : il faut que les deux contractants se reconnaissent comme des personnes, dotés de la conscience de ce qu’ils font, donc comme des sujets moraux.

Ce qui se joue dans l’échange économique, c’est finalement aussi la nécessité d’être reconnu en tant qu’être humain, mais aussi en tant que membre à part entière d’une société. La réciprocité des échanges crée le lien social et la notion d’intérêt commun.*

L’échange n’est donc jamais seulement marchand, ou bien il se détruit lui-même.

L’égoïsme initial débouche donc sur son dépassement.

En échangeant des objets, des biens ou des services dans une relation économique, on échange aussi d’autres biens qui ont une valeur symbolique. Le moindre échange génère le système symbolique global d’une société. Ce qui circule, c’est aussi en même temps des signes, qui portent les valeurs de la société.

*Définition importante : l’intérêt commun

La notion d’intérêt commun désigne le fait que les intérêts individuels seront mieux servis si l’on les « mutualise », si l’on considère que la satisfaction des intérêts individuels nécessite de prendre en compte le développement des affaires communes. En clair : on garde comme but l’intérêt individuel, mais on le fait dépendre de la prospérité de la communauté.

Conséquence de la « main invisible » : elle tend donc vers une « mutualisation » des intérêts individuels .

Voir aussi le texte de Kant sur l’insociable sociabilité

B- Le don, entre égoïsme et acte social

Le don est-il étranger à toute forme d’intérêt égoïste ?

Le don n’est-il qu’une forme d’échange ?

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On comprendra encore mieux les multiples dimensions de l’échange dans le fait social du don : ni tout à fait désintéressé, ni réductible au pur calcul.

Le don comme cadeau

Contrairement à l’échange impliquant une contrepartie, le don peut être défini à première vue comme le fait de céder à quelqu’un un bien sans attendre de retour, et donc de manière désintéressée. Seul l’intérêt du récipiendaire est visé.

Désintéressé, libre et non pas obligatoire, le don est volontaire, privé. Pacifique, il scelle des rapports d’amitié. En principe il n’implique pas de calcul, encore moins d’une visée manipulatrice. Nous disons souvent que « c’est l’intention qui compte », on entend bien souligner par ces mots que la valeur du don n’est pas monétaire, et que le calcul de sa valeur serait une entorse aux liens quasi sacrés qu’il doit tisser.

Le don, un échange déguisé?

La possibilité d’assimiler le don à l’échange peut paraître provocatrice, car l’opinion commune conçoit le don comme un geste désintéressé sans contrepartie. Pourtant, à mieux regarder le don, on y observe une certaine dimension que certains qualifieraient de « cynique ».

Ainsi, le sociologue français Marcel Mauss (1872-1950) voit dans le don une triple obligation:

  1. Celle de donner.
  2. Celle de recevoir.
  3. Celle de rendre.

Pas de don sans contre-don disent les anthropologues.

Un don attend généralement un retour, car il met autrui dans une situation de dette. Il n’est pas difficile de voir une logique de l’échange dans toutes les formes de don.

Mauss s’est intéressé au don dans les sociétés primitives. Il a observé dans les tribus du nord-ouest de l’Amérique du Nord la pratique du « potlatch ». Elle consiste en une obligation de donner et de rendre. Les deux partis surenchérissent dans les offrandes afin d’établir une hiérarchie: le dominant sera celui qui donnera le plus.

Mais dans le « potlatch » on ne s’échange pas seulement des biens matériels, on s’échange aussi «des politesses, des festins, des rites, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses, des fêtes » (Mauss).

Ce constat amène à définir aussi le don comme une prestation sociale. Si le don est une forme d’échange, il ne se réduit donc pas à sa stricte dimension économique.

Conséquence :

Le don n’est pas un échange marchand, malgré certains aspecte apparentés, car il est essentiellement un acte social. Il a avant tout pour but de tisser et de renforcer constamment les liens sociaux.

 

C- Tout échange est symbolique , c’est cette dimension qui fonde véritablement le lien social

Lorsque l’on échange des paroles, des idées, des sentiments, on ne perd rien de ce que l’on donne. Au contraire, dans le dialogue, les pensées que l’on échange s’enrichissent mutuellement et se développent. Le résultat du dialogue est finalement beaucoup plus riche que l’addition des deux pensées initiales. Une société ne peut perdurer sans cette dimension symbolique de l’échange.

Levi-Strauss montre que l’interdit de l’inceste, fait humain fondamental et constante universelle des sociétés humaines, a pour fonction première d’obliger à l’exogamie (obligation de prendre une femme en dehors de la tribu). Cette exogamie crée des liens qui permettent à une communauté de tisser des liens solides.

L’échange est donc un fait de culture, (paroles, cadeaux, politesse, histoires…) il nous humanise : l’enfant ne peut intégrer le monde humain si l’on ne lui parle pas, si on n’échange pas avec lui, c’est cela qui l’intégrera à la communauté des hommes.

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Conclusion :

Selon les théories contractualistes, le lien social est essentiellement fondé sur l’utilité réciproque. Nos sociétés sont fondées sur l’interdépendance et sur l’ égalité, principe enraciné dans le calcul des intérêts particuliers et égoïstes. Cependant le contractualisme tend peut-être à oublier les liens plus souterrains qui se tissent constamment dans les échanges non marchands, liens de partage, de solidarité et d’amitié, qui donnent au lien social sa force, sa complexité infinie et sa richesse.

La liberté- cours TSTMG2

Etre libre, est-ce faire ce que l’on veut ?

Texte à méditer pour préparer le bac blanc:

On pense que l’esclave est celui qui agit par commandement et l’homme libre celui qui agit selon son bon plaisir. Cela cependant n’est pas absolument vrai, car en réalité être captif de son plaisir et incapable de rien voir ni faire qui nous soit vraiment utile, c’est le pire esclavage, et la liberté n’est qu’à celui qui de son entier consentement vit sous la seule conduite de la raison. Quant à l’action par commandement, c’est-à-dire à l’obéissance, elle ôte bien en quelque manière la liberté, elle ne fait cependant pas sur-le-champ un esclave. Si la fin de l’action n’est pas l’utilité de l’agent lui-même, mais de celui qui la commande, alors l’agent est un esclave, inutile à lui-même ; au contraire dans un État et sous un commandement pour lequel la loi suprême est le salut de tout le peuple, non de celui qui commande, celui qui obéit en tout au souverain ne doit pas être dit un esclave inutile à lui-même, mais un sujet.

Baruch Spinoza Traité théologico-politique

 

 

I-              La liberté consiste en l’absence de contraintes

 

A- Etre libre, est-ce ne rencontrer aucun obstacle physique ?

Définition commune de la liberté : faire ce qui nous plaît, sans contraintes ni empêchements. On parle alors de liberté naturelle (les animaux sont libres ainsi tant qu’ils ne sont pas en cage)

La privation de liberté , la prison, est un châtiment. Etre privé de liberté, c’est ne pouvoir aller où bon nous semble sans entraves.

Partant de cette première définition, il n’y a pas de liberté totale, on ne se meut jamais sans aucun obstacle physique, par exemple je dois tenir compte de la pesanteur, je ne peux voler, me libérer de la loi de gravité…

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Donc, à moins d’être superman et de pouvoir m’affranchir des lois physiques, la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qu’il est en ma capacité physique de faire (compte tenu de la réalité de mon corps et du milieu dans lequel j’évolue).

 

B- Etre libre, est-ce n’obéir à rien ni à personne?

A première vue, la liberté s’oppose à l’obéissance.

Obéir, c’est en effet soumettre sa volonté à la volonté d’un autre, c’est donc perdre notre capacité à nous gouverner nous-mêmes.

Si la liberté consiste à ne se soumettre à rien ni à personne, seuls les chefs sont libres, les autres doivent se soumettre. La liberté n’est donc possible que si l’on domine les autres, et qu’on soit en mesure de leur imposer notre volonté.

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Calliclès dans le dialogue le Gorgias de Platon, définit la liberté comme licence ou intempérance : agir selon nos désirs et les satisfaire tous, sans tenir compte des lois, qu’elles soient morales ou positives.

Ce qui est beau et juste suivant la nature, je te le dis en toute franchise, c’est que, pour bien vivre, il faut laisser prendre à ses passions tout l’accroissement possible, au lieu de les réprimer, et, quand elles ont atteint toute leur force, être capable de leur donner satisfaction par son courage et son intelligence et de remplir tous ses désirs à mesure qu’ils éclosent. Mais cela n’est pas, je suppose, à la portée du vulgaire. De là vient qu’il décrie les gens qui en sont capables, parce qu’il a honte de lui-même et veut cacher sa propre impuissance. Il dit que l’intempérance est une chose laide, essayant par là d’asservir ceux qui sont mieux doués par la nature, et, ne pouvant lui-même fournir à ses passions de quoi les contenter, il fait l’éloge de la tempérance et de la justice à cause de sa propre lâcheté. Car pour ceux qui ont eu la chance de naître fils de roi, ou que la nature a faits capables de conquérir un commandement, une tyrannie, une souveraineté, peut-il y avoir véritablement quelque chose de plus honteux et de plus funeste que la tempérance ? Tandis qu’il leur est loisible de jouir des biens de la vie sans que personne les en empêche, ils s’imposeraient eux-mêmes pour maîtres la loi, les propos, les censures de la foule ! […] La vérité, que tu prétends chercher, Socrate, la voici : le luxe, l’incontinence et la liberté, quand ils sont soutenus par la force constituent la vertu et le bonheur ; le reste, toutes ces belles idées, ces conventions contraires à la nature, ne sont que niaiseries et néant.

Platon, Gorgias

Pour Calliclès, la liberté totale, sans limites, est donc la vraie liberté.

L’homme le plus puissant est l’homme le plus libre. Il doit protéger sa puissance contre celle des autres.

Les lois sont selon lui une ruse des faibles pour limiter la liberté des puissants. Faire ce qu’on veut est un privilège réservé au plus fort. Tous les hommes ne sont pas capables d’être libres, de faire tout ce qu’ils désirent. Les lois sont au service des impuissants et des frustrés, elles empêchent les puissants de réaliser leurs désirs en les soumettant aux faibles.

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Conséquences de la thèse de Calliclès :

  • Au niveau individuel : obéir à tous ses désirs au fur et à mesure qu’ils se présentent ne signifie-t-il pas être esclave de ses désirs ? C’est ce que veut nous faire comprendre Platon dans la suite du Gorgias en se référant au Tonneau des Danaïdes : vouloir satisfaire tous ses désirs, c’est comme essayer de remplir d’eau un tonneau percé.
  • Au niveau collectif : c’est la tyrannie

 

Donc : la liberté sans obéissance va de pair avec l’inégalité et la domination. L’égalité nécessite des contraintes, l’obéissance à des lois communes.

 

C- Etre libre, c’est n’être déterminé par rien

La liberté de faire tout ce que l’on veut implique que l’on puisse agir sans y être déterminé par rien, donc sans autre cause que notre volonté souveraine.

En effet, si nos actes sont déterminés par des causes, alors nous n’en sommes pas maîtres puisque ce qui les cause est extérieur à nous. Par exemple, mon choix d’études est déterminé par des influences et des déterminismes sociaux. Je crois choisir mais en fait je n’ai pas choisi, j’ai été déterminé à choisir.

Alors pour être libre il faudrait agir sans cause d’aucune sorte. C’est ce que tente le personnage d’un roman d’André Gide, Lafcadio. Il commet un meurtre sans aucune raison, sans mobile, donc sans cause. Il tente ainsi de prouver qu’il est libre. Mais il ne prouve rien car son meurtre est déterminé par son souci d’être libre, lui-même déterminé par ses lectures, son milieu, ce qu’il a vécu etc.

Donc : Agir sans mobile, sans cause, uniquement par liberté conduit l’homme à l’acte gratuit, absurde.

 

II- La liberté c’est faire ce que l’on veut en tenant compte d’autrui

A- Ma liberté doit être limitée par celle des autres

Hors de l’état civil, chacun jouit sans doute d’une liberté entière, mais stérile ; car, s’il a la liberté de faire tout ce qu’il lui plaît, il est en revanche, puisque les autres ont la même liberté, exposé à subir tout ce qu’il leur plaît. Mais, une fois la société civile constituée, chaque citoyen ne conserve qu’autant de liberté qu’il lui en faut pour vivre bien et vivre en paix, de même les autres perdent de leur liberté juste ce qu’il faut pour qu’ils ne soient plus à redouter.

Hors de la société civile, chacun a droit sur toutes choses, si bien qu’il ne peut néanmoins jouir d’aucune. Dans une société civile par contre, chacun jouit en toute sécurité d’un droit limité.

Hors de la société civile, tout homme peut être dépouillé et tué par n’importe quel autre. Dans une société civile, il ne peut plus l’être que par un seul.

Hors de la société civile, nous n’avons pour nous protéger que nos propres forces ; dans une société civile, nous avons celles de tous.

Hors de la société civile, personne n’est assuré de jouir des fruits de son industrie[1] ; dans une société civile, tous le sont.

On ne trouve enfin hors de la société civile que l’empire des passions, la guerre, la crainte, la pauvreté, la laideur, la solitude, la barbarie, l’ignorance et la férocité ; dans une société civile, on voit, sous l’empire de la raison, régner la paix, la sécurité, l’abondance, la beauté, la sociabilité, la politesse, le savoir et la bienveillance.

Thomas Hobbes, Le Citoyen (1642)

Hobbes nous montre que pour vivre ensemble et en sécurité, il faut renoncer à une partie de sa liberté naturelle, à condition que les autres en fassent autant. Il y a en République un CONTRAT des citoyens qui s’engagent à respecter les libertés d’autrui dans la mesure où la réciproque est vraie. Donc l’obéissance aux lois et à l’autorité de l’Etat permet une certaine liberté, encadrée par une égalité des droits de chacun.

 

Déclaration des Droits de l’homme de 1789

Art. 4. La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi.

 

B- Obéir aux lois plutôt qu’obéir aux hommes

« On a beau vouloir confondre l’indépendance et la liberté, ces deux choses sont si différentes que même elles s’excluent mutuellement…Quand chacun fait ce qu’il lui plaît, on fait souvent ce qui déplaît à d’autres, et cela ne s’appelle pas un Etat libre. La liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être pas soumis à celle d’autrui ; elle consiste encore à ne pas soumettre la volonté d’autrui à la nôtre. Quiconque est maître ne peut être libre, et régner, c’est obéir […]

 Il n’y a donc point de liberté sans Lois, ni où quelqu’un est au dessus des Lois : dans l’état même de nature, l’homme n’est libre qu’à la faveur de la loi naturelle qui commande à tous.

   Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux Lois, mais il n’obéit qu’aux Lois, et c’est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes. Toutes les barrières qu’on donne dans les Républiques au pouvoir des Magistrats ne sont établies que pour garantir de leurs atteintes l’enceinte sacrée des Lois : ils en sont les Ministres, non les arbitres ; ils doivent les garder, non les enfreindre. Un peuple est libre, quelque forme qu’ait son Gouvernement, quand dans celui qui le gouverne il ne voit point l’homme, mais l’organe de la Loi. En un mot, la liberté suit toujours le sort des Lois, elle règne ou périt avec elles ; je ne sache rien de plus certain.»

Rousseau, Lettres écrites sur la montagne (1764)

 

II-            Agir par conviction, c’est être libre

Il y a une différence entre obéir à la volonté d’un homme, et obéir à un principe abstrait tel qu’une loi civile ou un principe moral rationnel.

Obéir aux lois plutôt qu’obéir aux hommes, en cela consiste la vraie liberté.

A- L’action la plus libre est l’action raisonnable

On peut maintenant définir la liberté comme libre-arbitre. Le libre-arbitre est la capacité de faire un choix,  de manière souveraine, par la seule force de la volonté, indépendamment de toute contrainte extérieure mais aussi de toute contrainte intérieure (grâce à son libre-arbitre l’homme peut choisir de ne pas céder à ses désirs).

Le libre-arbitre suppose que l’on puisse choisir indépendamment de toute détermination extérieure. Cela suppose aussi que l’on soit totalement libre de nos choix, et donc que notre choix soit en notre entière responsabilité.

C’est pourquoi il est possible à tout arbitre de choisir volontairement le mal, que ce soit un mal pour les autres ou même pour lui. C’est parce que l’on a le choix que l’on a une responsabilité morale sur nos actes.

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Cependant, Descartes montre que l’arbitre est d’autant plus libre que ses choix s’appuient sur des convictions fondées en raison. Ainsi agir selon ce que la raison nous montre comme le bien, c’est agir selon un plus haut degré de liberté. Choisir sans raisons, dans l’indifférence, c’est confondre la liberté et le « n’importe quoi ». Choisir le mal, v’est choisir contre toute raison, c’est donc choisir au fond à contre-coeur.

 

Ce que savait déjà Thomas d’Aquin

L’homme est libre : sans quoi conseils, exhortations, préceptes, interdictions, récompenses et châtiments seraient vains. Pour mettre en évidence cette liberté, on doit remarquer que certains êtres agissent sans discernement, comme la pierre qui tombe, et il en est ainsi de tous les êtres privés du pouvoir de connaître. D’autres, comme les animaux, agissent par un discernement, mais qui n’est pas libre. En voyant le loup, la brebis juge bon de fuir, mais par un discernement naturel et non libre, car ce discernement est l’expression d’un instinct naturel (…). Il en va de même pour tout discernement chez les animaux. Mais l’homme agit par jugement, car c’est par le pouvoir de connaître qu’il estime devoir fuir ou poursuivre une chose. Et comme un tel jugement n’est pas l’effet d’un instinct naturel, mais un acte qui procède de la raison, l’homme agit par un jugement libre qui le rend capable de diversifier son action. Thomas D’Aquin, Somme théologique

 

B- Assumer pleinement la responsabilité de ses actes, c’est être libre

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Le sacrifice d’Abraham, peint par Le Caravage

Vous connaissez l’histoire : Un ange a ordonné à Abraham de sacrifier son fils : tout va bien si c’est vraiment un ange qui est venu et qui a dit : tu es Abraham, tu sacrifieras ton fils. Mais chacun peut se demander, d’abord, est-ce que c’est bien un ange, et est-ce que je suis bien Abraham ? Qu’est-ce qui me le prouve ? Il y avait une folle qui avait des hallucinations : on lui parlait par téléphone et on lui donnait des ordres. Le médecin lui demanda : « Mais qui est-ce qui vous parle ? » Elle répondit : « Il dit que c’est Dieu. » Et qu’est-ce qui lui prouvait, en effet, que c’était Dieu ? Si un ange vient à moi, qu’est-ce qui prouve que c’est un ange ? Et si j’entends des voix, qu’est-ce qui prouve qu’elles viennent du ciel et non de l’enfer, ou d’un subconscient, ou d’un état pathologique ? Qui prouve qu’elles s’adressent à moi ? Qui prouve que je suis bien désigné pour imposer ma conception de l’homme et mon choix à l’humanité ? Je ne trouverai jamais aucune preuve, aucun signe pour m’en convaincre. Si une voix s’adresse à moi, c’est toujours moi qui déciderai que cette voix est la voix de l’ange ; si je considère que tel acte est bon, c’est moi qui choisirai de dire que cet acte est bon plutôt que mauvais. 

Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme

[1] De son travail.

L’art- cours TSTMG

Sommes-nous tous des artistes ?

Y a-t-il un critère qui caractérise, différencie l’activité artistique par rapport aux autres activités humaines ?

Présupposés courants

  • Nous croyons que si tout le monde peut faire une œuvre alors ce n’est pas de l’art : l’art ne serait pas à la portée du commun des mortels.
  • L’art demanderait un très grand savoir-faire, beaucoup de maîtrise technique.
  • L’œuvre doit « ressembler », être réaliste (arts visuels, théâtre, cinéma…)
  • L’oeuvre doit être agréable à regarder, elle doit plaire au spectateur.
  • Enfin nous présupposons que l’œuvre doit être unique, non reproductible.

 Méthode : Nous cherchons la source et la valeur de ces préjugés, pour les remettre en question.

 

I- L’artiste comme génie

A- L’art serait l’œuvre de l’homme habile

L’art est une production humaine : tecknè =savoir-faire

Antiquité grecque : le mot technè désigne à la fois les productions de l’artisan et les productions de l’artiste. On retrouve cette proximité avec le mot latin ars.

Les « arts et métiers » sont les savoir-faire des maîtres artisans. Voir les définitions de la technique.

On retrouve ce sens premier dans les expressions telles que « C’est bien fait, c’est de l’art »…

 l’art doit imiter la nature

L’opinion la plus courante qu’on se fait de la fin que se propose l’art est qu’il consiste à imiter la nature…

Imiter est naturel aux hommes et se manifeste dès leur enfance (l’homme diffère des autres animaux en ce qu’il est très apte à l’imitation et c’est au moyen de celle-ci qu’il acquiert ses premières connaissances). Et tous les hommes prennent plaisir aux imitations.

Un indice est ce qui se passe dans la réalité : des êtres dont l’original déplaît à la vue, nous aimons à en contempler l’image* exécutée avec la plus grande exactitude; par exemple les formes des animaux les plus vils et des cadavres.

Une raison en est encore qu’apprendre est très agréable [..]. On se plaît à la vue des images parce qu’on apprend en les regardant et on déduit ce que représente chaque chose, par exemple que cette figure c’est un tel. Si on n’a pas vu auparavant l’objet représenté, ce n’est plus comme imitation que l’œuvre pourra plaire, mais à raison de l’exécution, de la couleur ou d’une autre cause de ce genre.

ARISTOTE, Poétique, 4, 1448b

Donc on apprend en imitant. L’œuvre tire sa valeur de l’imitation de la nature, qui nous permet d’acquérir des connaissances. Mais l’œuvre d’art peut aussi nous plaire pour d’autres raisons…

 

B- Mais l’habileté ne suffit pas à définir l’artiste

La proximité de l’art et du savoir-faire disparaît cependant au XVIIIème siècle, moment où l’on se met à distinguer les productions de l’artisan, tournées vers l’utile, des productions de l’artiste, tournées vers l’esthétique. L’artisan est un homme de métier, l’artiste est quant à lui est inspiré, et ses capacités lui viennent d’une source plus haute et plus mystérieuse.

La production efficace, économe et maîtrisée de biens ou de services utiles à la vie est ce que l’on appelle la technique. Mais l’art est la production d’œuvres belles, l’art vise la beauté.

La distinction entre artiste et artisan

Artisan : homme d’expérience, sûreté du geste/intention précise. Savoir-faire, obtenu à force d’exercice, de répétition.

L’ingénieur fait des plans qui prévoient les étapes de la production et la forme de l’objet produit.

Artiste : Résultat ni préétabli, ni garanti. Au contraire, la grâce de l’art tient à ce caractère improbable, inattendu pour l’artiste lui-même. L’artiste se laisse déborder, envahir, habiter par ce qu’on appelle l’inspiration.

Il reste à dire en quoi l’artiste diffère de l’artisan. Toutes les fois que l’idée précède et règle l’exécution, c’est industrie. Et encore est-il vrai que l’oeuvre souvent, même dans l’industrie, redresse l’idée en ce sens que l’artisan trouve mieux qu’il n’avait pensé dès qu’il essaie ; en cela il est artiste, mais par éclairs. Toujours est-il que la représentation d’une idée dans une chose, je dis même d’une idée bien définie comme le dessin d’une maison, est une oeuvre mécanique seulement, en ce sens qu’une machine bien réglée d’abord ferait l’oeuvre à mille exemplaires.

Pensons maintenant au travail du peintre de portrait ; il est clair qu’il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu’il emploiera à l’oeuvre qu’il commence ; l’idée lui vient à mesure qu’il fait ; il serait même rigoureux de dire que l’idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu’il est spectateur aussi de son oeuvre en train de naître. Et c’est là le propre de l’artiste. Il faut que le génie ait la grâce de la nature et s’étonne lui-même.

Un beau vers n’est pas d’abord en projet, et ensuite fait ; mais il se montre beau au poète ; et la belle statue se montre belle au sculpteur à mesure qu’il la fait ; et le portrait naît sous le pinceau. (…) Ainsi la règle du Beau n’apparaît que dans l’oeuvre et y reste prise, en sorte qu’elle ne peut servir jamais, d’aucune manière, à faire une autre oeuvre.

Alain –  Système des Beaux-Arts, tome I, 7

L’art ne peut donc être expliqué par des règles ou des conventions esthétiques

On ne peut pas plus définir l’art que définir le beau.

 

C- L’art serait alors l’œuvre du génie

Selon KANT, l’œuvre est produite par le génie qui « ne saurait donner aucune règle déterminée » de ce qu’il produit et « ne peut décrire lui-même ou exposer scientifiquement comment il réalise son produit ».

Le créateur lui-même ne saurait expliquer aux autres à quoi tient la beauté de son œuvre.

Le beau est ce en face de quoi le sujet émet un jugement subjectif, qu’il ne peut rationaliser, démontrer, expliquer, mais dont il éprouve la nécessité et la prétention à valoir universellement.

Contrairement aux principes rationnels, explicables et valables en droit pour tous, l’esthétique vise l’universel sans pouvoir se baser sur des principes rationnels et logiques.

En somme, si je trouve belle une œuvre d’art, je ne peux expliquer pourquoi, ni convaincre autrui qu’elle est belle. Mais mon jugement ne se rapporte pas seulement à moi-même, il vise à décrire une subjectivité que je suppose commune à tous.

Le beau est selon Kant un « jugement universel  sans concept »

 

II- Tout le monde peut (a la capacité de, a le droit de) s’exprimer par l’art

A- L’art n’est qu’un long travail

L’exemple de Beethoven nous montre que l’artiste est d’abord un travail infatigable, exigeant, qui élimine la plupart de ce qu’il produit pour ne conserver que ce qui correspond à son exigence extrême. Si nous croyons au génie, si nous nous réfugions derrière l’idée que seuls les génies sont capables de faire de telles oeuvres, c’est pour nous masquer la honte de ne pas en faire autant, alors qu’il nous suffirait de travailler nous aussi.

B- L’artiste est concerné par son époque

L’artiste dialogue en fait constamment avec son époque, avec les problématiques politiques et morales que soulève l’actualité, mais aussi avec les autres artistes (polémique), et enfin avec la définition même de l’art. Chacun tente d’imposer sa définition. Par conséquence:

  • Les normes du beau sont relatives.

Chaque époque va donc définir de nouvelles normes du beau. Les sensibilités sont mises en forme par le contexte culturel et social, de la même façon que les artistes sont en dialogue avec les normes du passé et les redéfinissent.

  • L’artiste s’inscrit dans un contexte politique et s’y engage.

Il n’y a pas d’art pour l’art, car l’art tient sa place dans le mouvement des idées, des revendications, des luttes de pouvoir de son époque.

L’art se met parfois au service de la propagande…

La cinéaste Leni Riefenstahl, qui filme  le Triomphe de la volonté, prétendra n’avoir voulu faire qu’un film d’auteur manifestant son art, et ne revendique aucune position politique. Pourtant ses films ont assez largement aidé Hitler dans sa propagande nazie.

Voir aussi Arno Breker, artiste officiel des nazis (« perfection de la sculpture, de la race aryenne etc…)

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Cette oeuvre du sculpteur nazi Arno Breker est difficile à faire, techniquement parfaite, agréable à regarder, elle imite le réel et le magnifie, elle est unique… et pourtant:

Le style, la forme même de l’œuvre est porteuse d’un engagement. Montrer l’homme parfait, avec une maîtrise technique parfaite, une ressemblance évident avec un réel, c’est signifier que l’on adhère aux conceptions qui prônent l’avènement de cet « homme parfait » : le nazisme.

Au contraire, l’art véritable prend le risque de l’échec, intègre l’échec, les limites de la condition humaine,  à sa définition de l’homme. L’art « dégénéré » d’un Picasso par exemple…

L’art lutte contre la tyrannie :

Picasso, Femme qui pleure

EIA

On affirmera donc qu’Arno Beker est un fort mauvais artiste, qui n’a rien compris à l’art. Les œuvres « bien faites », « parfaites » techniquement sont les moins artistiques. L’art d’un Picasso surpasse infiniment le « bien fait » de Beker par sa force expressive et son humanité.

 

C- L’art à l’heure de la reproduction mécanique

Les œuvres issues des techniques de reproduction de masse, notamment l’imprimerie et la photographie, ont contribué à la déperdition de l’aura d’une œuvre unique.

Le Pop Art a utilisé la sérialisation industrielle, mettant en cause l’unicité de l’œuvre d’art.

Désormais les œuvres d’art peuvent être fabriquées par des machines, industriellement. Le geste de l’artiste, son savoir-faire, n’ont plus d’importance.

 

D- L’art naïf, l’art brut, le pop art, le kitsch : démocratisation ou perte de sens ?

De nombreuses formes d’art très éloignées de l’académisme sont reconnues au XXème siècle. La connaissance de l’inconscient amène d’abord un intérêt nouveau pour les oeuvres des personnes hospitalisées pour troubles psychiatrique.

Baptisé « art brut », car ce sont des œuvres qui témoignent d’une expression « brute » de l’inconscient des patients, ces œuvres fascinantes vont inspirer bon nombre d’ artistes contemporains.

De même que l’art naïf, conçu loin des systèmes de promotion et de distribution de l’art « officiel » et des écoles d’art. L’artiste n’a aucun savoir technique, mais il exprime des choses nouvelles dans ses oeuvres.

Le Douanier Rousseau, La jungle

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Kitsch et relativisme esthétique

Le « mauvais goût » kitsch peut être analysé comme la tentative par la classe dominée de s’approprier les œuvres et les goûts bourgeois dominants. La méconnaissance des œuvres « classiques » et des normes du « bon goût » favorise des productions hétéroclites quant au style, et naïves quant au positionnement social de soumission inconsciente qu’elle implique.

Juste retour des choses, l’esthétique kitsch se voit récupérée par les artistes contemporains et exposées dans les galeries et musées, ex : Jeff Koons .

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On peut alors craindre que ce relativisme absolu laisse trop de place au « n’importe quoi »…

 

III- L’artiste est celui qui rend visible

A-  L’évolution des techniques provoque l’évolution de l’art

 Le ready-made, geste iconoclaste

Marcel Duchamp s’oppose radicalement à la définition classique de l’art. Pourtant il est considéré comme l’un des plus grands artistes du XXème siècle, celui dont tous les artistes d’avant-garde vont s’inspirer. Pourquoi ?

En prenant un objet de série, un « ready-made », et en le montrant comme une œuvre d’art, Duchamp renverse toutes les préconceptions anciennes. Il se moque du « grand art », du « génie ». Il n’y croit plus, et nous non plus… Il nous montre ce monde industriel, sans aura, sans génie, désenchanté, dans lequel nous vivons. Il nous défie de regarder ce que nous sommes réellement. Les objets les plus triviaux doivent être regardés, car ils en disent long sur nous, ils sont notre vérité.

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C’est parce que la photographie a été inventée que les peintres n’ont plus cherché à représenter et à imiter la nature. L’avènement des deux révolutions industrielles, puis la révolution numérique, amènent de profonds bouleversements dans l’art.

Un artiste de nos jours doit connaître les techniques que lui offrent le numérique s’il espère pouvoir produire une œuvre qui parle du monde actuel, et qui témoigne ddes changements très rapides de notre image du monde.

 

B- L’artiste nous apprend à regarder, écouter etc

Paul Klee : « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible »

Selon Oscar Wilde, « l’art imite la nature », en ce sens que nous voyons la nature à travers les œuvres qui éduquent notre regard.

Kandinsky : Créer une œuvre, c’est créer un monde.

L’œuvre d’art nous apprend à voir le monde, à l’écouter, à le percevoir. Elle développe notre goût, notre sensibilité, notre connaissance de nous-mêmes. Elle renouvelle notre rapport au monde. L’art invente de nouvelles façons de percevoir le monde.

L’art nous « cultive », en ce sens qu’il nous permet de découvrir en nous une subjectivité élargie, universelle.

Enfin l’œuvre d’art nous libère 

L’art – cours TES1

Sommes-nous tous des artistes ?

Y a-t-il un critère qui caractérise, différencie l’activité artistique par rapport aux autres activités humaines ?

Présupposés courants

  • Nous pensons que si tout le monde peut faire une œuvre alors ce n’est pas de l’art : l’art ne serait pas à la portée du commun des mortels, il serait au-delà de ce qu’il m’est possible de faire ; l’art constituerait donc une exception.
  • L’art demanderait au contraire un très grand savoir-faire, beaucoup de maîtrise technique. L’art serait donc l’œuvre de celui qui maîtrise une technique et qui donc sait produire un beau travail.
  • L’œuvre doit « ressembler », être réaliste (arts visuels, théâtre, cinéma…)
  • L’oeuvre doit être agréable à regarder, elle doit plaire au spectateur.
  • Enfin nous présupposons que l’œuvre doit être unique, non reproductible.

 

I- L’artiste comme figure d’exception

Méthode : Nous cherchons la source de ces préjugés.

A- L’art serait l’œuvre de l’homme habile

Def 1) : L’art est une production humaine : tecknè

Antiquité grecque : le mot technè désigne à la fois les productions de l’artisan et les productions de l’artiste. On retrouve cette proximité avec le mot latin ars. Les « arts et métiers » sont les savoir-faire des maîtres artisans. Voir les définitions de la technique.

On retrouve ce sens premier dans les expressions telles que « C’est bien fait, c’est de l’art »…

Légende d’Apelle

Pline (23 – 79) Histoire naturelle

Cette légende illustre l’idée que le meilleur artiste est le plus habile, celui qui possède une maîtrise insurpassable de son art.

Def 2 : l’art doit imiter la nature

L’opinion la plus courante qu’on se fait de la fin que se propose l’art est qu’il consiste à imiter la nature…

Texte 2 : Hegel. Esthétique

« On cite aussi des exemples d’illusions parfaites fournies par des reproductions artistiques. Les raisins peints par Zeuxis ont été donnés depuis l’Antiquité comme le triomphe de l’art et comme le triomphe de l’imitation de 1a nature » […]

« Mais dans des cas de ce genre, on devrait au moins comprendre qu’au lieu de louer des oeuvres d’art parce que même des pigeons ou des singes s’y sont laissés tromper, il faudrait plutôt blâmer ceux qui croient avoir porté bien haut l’art, alors qu’ils ne savent lui donner comme fin suprême qu’une fin si médiocre. D’une façon générale, il faut dire que l’art, quand il se borne à imiter, ne peut rivaliser avec la nature, et qu’il ressemble à un ver qui s’efforce en rampant d’imiter un éléphant. »

L’habileté de l’artiste qui « sait dessiner », représenter à la perfection son modèle ou imiter les œuvres des autres n’est pas suffisante pour faire un véritable artiste.

Nous voyons en effet avec Hegel que l’imitation n’a pas de valeur en soi. L’imitation de la nature est difficile, mais elle n’a aucun intérêt par elle-même. De même l’habileté d’Apelle ne suffit pas à faire de lui le plus grand artiste de tous les temps

Remarque :

Platon condamnait l’activité des artistes et voulait les chasser de sa Cité Idéale, leur reprochant de n’être que des créateurs d’illusions, et de détourner les hommes du vrai. En effet, l’artiste ne surait que copier la nature et ne produit rien qu’un simulacre trompeur (on dit bien un « trompe-l’oeil »). A moins que l’activité artistique, comme le dit Hegel, ne soit autre chose que l’imitation réaliste et la maîtrise technique….

 

B- L’habileté ne suffit pas à définir l’artiste

Comment dès lors définir cet objet très particulier que l’on nomme œuvre d’art ? Peinture, photo, cinéma, danse, théâtre, performance, cuisine, art de la guerre ?…

La proximité de l’art et du savoir-faire disparaît cependant au XVIIIème siècle, moment où l’on se met à distinguer les productions de l’artisan, tournées vers l’utile, des productions de l’artiste, tournées vers l’esthétique. L’homme habile peut être très bon artisan, l’artiste est quant à lui inspiré, et ses capacités lui viennent d’une source plus haute et plus mystérieuse.

 

Est technique la production efficace, économe et maîtrisée de biens ou de services utiles à la vie. L’art est la production d’œuvres belles, l’art vise la beauté.

La distinction entre artiste et artisan

Artisan : homme d’expérience, sûreté du geste/intention précise.

Et aussi : savoir-faire, obtenu à force d’exercice, de répétition.

L’ingénieur fait des plans qui prévoient les étapes de la production et la forme de l’objet produit. L’ingénieur est ingénieux, il trouve une solution aux problèmes techniques posés par la réalisation d’un projet.

Maîtrise, qui permet de réaliser sans risque, sans surprise, un objet donné. Méthode de production totalement connue à l’avance, ne laissant pas place à l’inconnu, au surgissement du nouveau, de l’inattendu.

Artiste : incertain, à l’affut de ce qui se produit en lui-même et dans l’œuvre. Résultat ni préétabli, ni garanti. Au contraire, la grâce de l’art tient à ce caractère improbable, inattendu pour l’artiste lui-même. L’artiste se laisse déborder, envahir, habiter par ce qu’on appelle l’inspiration.

« Je ne cherche pas, je trouve », disait Picasso.

Texte 3

Alain –  Système des Beaux-Arts, tome I, 7

L’art ne peut donc être expliqué par des règles ou des conventions esthétiques

On ne peut pas plus définir l’art que définir le beau.

L’œuvre d’art n’est pas analysable, on ne peut lui assigner une cause déterminée qui l’expliquerait, qui rendrait compte de son sens. Le chef-d’oeuvre se prête à une infinité d’interprétations.

« Seules les choses dont la connaissance la plus complète ne suffit pas à donner l’habileté à les produire appartiennent à l’art ». KANT- Critique de la faculté de juger §43

La spécificité de l’œuvre d’art est que la règle qui prévaut à sa fabrication «  ne peut être exprimée dans une formule pour servir de précepte ; autrement le jugement sur le beau serait déterminable par concepts ». KANT- Critique de la faculté de juger

 

C- L’art serait alors l’œuvre du génie

Selon KANT, l’œuvre est produite par le génie qui « ne saurait donner aucune règle déterminée » de ce qu’il produit et « ne peut décrire lui-même ou exposer scientifiquement comment il réalise son produit ».

Le créateur lui-même ne saurait expliquer aux autres à quoi tient la beauté de son œuvre.

Le beau est ce en face de quoi le sujet émet un jugement subjectif, qu’il ne peut rationaliser, démontrer, expliquer, mais dont il éprouve la nécessité et la prétention à valoir universellement.

Contrairement aux principes rationnels, explicables et valables en droit pour tous, l’esthétique vise l’universel sans pouvoir se baser sur des principes rationnels et logiques.

En somme, si je trouve belle une œuvre d’art, je ne peux expliquer pourquoi, ni convaincre autrui qu’elle est belle. Mais mon jugement ne se rapporte pas seulement à moi-même, il vise à décrire une subjectivité que je suppose commune à tous.

Le beau est selon Kant un « jugement universel  sans concept »

De même, l’artiste ne produit une œuvre que dans la mesure où il vise à toucher autrui, il doit donc en quelque sorte universaliser sa subjectivité.

NB : C’est aussi ce qui distingue le BEAU et ce qui est seulement AGREABLE. Une chose peut m’être agréable à moi sans l’être pour tous, mais lorsque je juge qu’une chose est belle je dois prendre en compte la sensibilité d’autrui dans mon jugement : je dois l’universaliser.

 

D-  Conséquence de la disjonction art/technique : l’art pour l’art

« L’art pour l’art » est un slogan apparu au début du xixe siècle. Il énonce que la valeur intrinsèque de l’art est dépourvue de toute fonction didactiquemorale ou utile.

La théorisation de « l’art pour l’art » est attribuée à Théophile Gautier (1811–1872). Elle apparait dans la préface de Mademoiselle de Maupin en 1834 :

« À quoi bon la musique ? à quoi bon la peinture ? Qui aurait la folie de préférer Mozart à M. Carrel, et Michel-Ange à l’inventeur de la moutarde blanche ? Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, […] Je préfère à certain vase qui me sert* un vase chinois, semé de dragons et de mandarins, qui ne me sert pas du tout. »

*pot de chambre

Objections: L’ensemble de ces conceptions conduit à enfermer l’artiste dans une tour d’ivoire, et l’œuvre dans un monde intemporel, qui l’exclut de tout rapport avec la vie, avec son temps. Ce qui conduit les artistes, par exemple les impressionnistes, à sortir de l’atelier pour montrer la « vraie vie », et à abandonner la posture de maîtrise technique qui caractérisait l’art dit « pompier », académique. Cette évolution conduit à démocratiser l’art, au point de le jeter dans la tourmente de l’actualité et dans la crudité du réel.

 

II- Tout le monde peut (a la capacité de, a le droit de) s’exprimer par l’art

A- L’art n’est qu’un long travail

Voir texte Nietzsche

L’exemple de Beethoven nous montre que l’artiste est d’abord un travail infatigable, exigeant, qui élimine la plupart de ce qu’il produit pour ne conserver que ce qui correspond à son exigence extrême. Si nous croyons au génie, si nous nous réfugions derrière l’idée que seuls les génies sont capables de faire de telles oeuvres, c’est pour nous masquer la honte de ne pas en faire autant, alors qu’il nous suffirait de travailler nous aussi.

B- L’artiste en prise avec la vie

L’artiste dialogue en fait constamment avec son époque, avec les problématiques politiques et morales que soulève l’actualité, mais aussi avec les autres artistes (polémique), et enfin avec la définition même de l’art. Chacun tente d’imposer sa définition. Par conséquence:

  • Les normes du beau sont relatives.

Chaque époque va donc définir de nouvelles normes du beau. Les sensibilités sont mises en forme par le contexte culturel et social, de la même façon que les artistes sont en dialogue avec les normes du passé et les redéfinissent.

  • L’artiste, qu’il le veuille ou non, s’inscrit dans un contexte politique et s’y engage.

Il n’y a pas d’art pour l’art, car l’art tient sa place dans le mouvement des idées, des revendications, des luttes de pouvoir de son époque.

L’art se met au service de la propagande…

La cinéaste Leni Riefenstahl, qui filme  le Triomphe de la volonté, prétendra n’avoir voulu faire qu’un film d’auteur manifestant son art, et ne revendique aucune position politique. Pourtant ses films ont assez largement aidé Hitler dans sa propagande nazie.

Voir aussi Arno Breker, artiste officiel des nazis (« perfection de la sculpture, de la race aryenne etc…)

Cette oeuvre d’Arno Breker est difficile à faire techniquement, parfaite, agréable à regarder, elle imite le réel et le magnifie, elle est unique… et pourtant:

Le style, la forme même de l’œuvre est porteuse d’un engagement. Montrer l’homme parfait, avec une maîtrise technique parfaite, une ressemblance évident avec un réel que pourtant on veut sublimer, c’est signifier que l’on adhère aux conceptions qui prônent l’avènement de cet « homme parfait ». Au contraire, l’art véritable prend le risque de l’échec, intègre l’échec, les limites de la condition humaine,  à sa définition de l’homme. L’art « dégénéré » d’un Picasso par exemple…

L’art comme manifeste contre la tyrannie :

Picasso, Femme qui pleure

On affirmera donc qu’Arno Beker est un fort mauvais artiste, qui n’a rien compris à l’art. Les œuvres « bien faites », « parfaites » sont les moins artistiques. L’art d’un Picasso surpasse infiniment le « bien fait » de Beker par sa force expressive et son humanité.

Texte de Nietzsche : « nous aimons l’imperfection »

 

C- L’art à l’heure de la reproduction mécanique

L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique est un essai de Walter Benjamin rédigé en 1935 et publié de façon posthume en 1955.

C’est dans cet ouvrage que Walter Benjamin développe sa thèse sur la déperdition de l’aura . À l’inverse des icônes qu’on voyait, par exemple, dans les églises orthodoxes, où l’emplacement et la vibration de l’œuvre étaient uniques, propres à une communication mystique, les œuvres issues des techniques de reproduction de masse, notamment l’imprimerie et la photographie, ont contribué à la déperdition de l’aura propre d’une œuvre unique, désincarnée par sa reproductibilité et sa déclinaison dans d’infinis sous-modèles. Dans son ouvrage Benjamin propose également une analyse de l’image cinématographique, ainsi qu’une réflexion sur la dimension politique et sociale de l’art à l’époque de la reproductibilité technique.

Cette thèse a été remise au goût du jour notamment à travers la critique d’art contemporain, à la fin des années 1990, qui y voyait une prémonition du changement de statut de l’œuvre d’art. Dès le début du xxe siècle, avec le dadaïsme notamment, des œuvres éphémères et iconoclastes ont modifié la perception et le statut de l’œuvre d’art, dépouillé des ornements classiques qui conféraient aux œuvres d’art un statut sacré à travers leur beauté platonicienne et leur immuabilité.

Le Pop Art a consacré la sérialisation industrielle d’artefacts, sans intervention nécessaire de l’artiste ; cette désincarnation de l’œuvre d’art a contribué par la suite à l’émergence de la performance.

 

D- L’art naïf, l’art brut, le pop art, le kitsch : démocratisation ou perte de sens ?

De nombreuses formes d’art très éloignées de l’académisme émergent et sont reconnues au XXème siècle. La connaissance de l’inconscient amène d’abord un intérêt nouveau pour les oeuvres des personnes hospitalisées pour troubles psychiatrique. Baptisé « art brut », car ce sont des œuvres qui témoignent d’une expression « brute » de l’inconscient des patients, ces œuvres fascinantes vont inspirer bon nombre d’ artistes contemporains. Antonin Artaud, atteint de schizophrénie, va ainsi révolutionner l’art théâtral (voir son livre Le théâtre et son double).

 

 

De même que l’art naïf, conçu loin des systèmes de promotion et de distribution de l’art « officiel » et des écoles d’art, va apporter une touche différente au paysage de la production artistique.

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Le Douanier Rousseau, La jungle

 

Kitsch et relativisme esthétique

Le rejet de la position de l’artiste comme être d’exception au sein des enjeux contemporains conduit à la production et à l’accumulation d’objets sans réelle signification, sans technique, sans statut artistique, objets que l’on qualifiera de kitsch. L’objet d’art décontextualisé, reproduit à mille exemplaire, consommable, clinquant doré et coloré, démocratiquement accessible à tous, fait d’un assemblage hétéroclite de styles est kitsch (kitschen, cuisine en allemand).

Le « mauvais goût » kitsch peut être analysé comme la tentative par la classe dominée de s’approprier les œuvres et les goûts bourgeois dominants. La méconnaissance des œuvres « classiques » et des normes du « bon goût » favorise des productions hétéroclites quant au style, et naïves quant au positionnement social de soumission inconsciente qu’elle implique.

    

Juste retour des choses, l’esthétique kitsch se voit récupérée par les artistes contemporains et exposées dans les galeries et musées, ex : Jeff Koons au Louvre .

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On peut alors craindre que ce relativisme absolu laisse trop de place au « n’importe quoi »…

III- L’artiste est celui qui rend visible

A- Révéler ce que nous sommes

 Le ready-made, geste iconoclaste

Marcel Duchamp s’oppose radicalement à la définition de l’art de Kant. Pourtant il est considéré comme l’un des plus grands artistes du XXème siècle, celui dont tous les artistes d’avant-garde vont s’inspirer. En prenant un objet de série, un « ready-made », et en le montrant comme une œuvre d’art, Duchamp renverse toutes les préconceptions anciennes. Il nous montre ce monde industriel, sans aura, sans génie, dans lequel nous vivons. Il nous défie de regarder ce que réellement nous sommes. Il fait entrer au musée le « pot » utilitaire que Théophile Gauthier et les Parnassiens rejetaient. Les objets les plus triviaux doivent être regardés, car ils en disent long sur nous, ils sont notre vérité.

Image result for duchamp roue      Image result for duchamp fontaine   "L.H.O.O.Q" Marcel Duchamp, 1919

 

B- Nous apprendre à regarder, écouter etc

Paul Klee : « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible »

Selon Oscar Wilde, « l’art imite la nature », en ce sens que nous voyons la nature à travers les œuvres qui éduquent notre regard.

« Qu’est-ce donc que la Nature? Elle n’est pas la Mère qui nous enfanta. Elle est notre création. C’est dans notre cerveau qu’elle s’éveille à la vie. Les choses sont parce que nous les voyons, et ce que nous voyons, et   comment nous le voyons, dépend des arts qui nous ont influencés. Regarder une chose et la voir sont deux actes très différents. On ne voit quelque chose que si l’on en voit la beauté. Alors, et alors seulement, elle vient à l’existence. A présent, les gens voient des brouillards, non parce qu’il y en a, mais parce que des poètes et des peintres leur ont enseigné la mystérieuse beauté de ces effets. Des brouillards ont pu exister pendant des siècles à Londres. J’ose même dire qu’il y en eut. Mais personne ne les a vus et, ainsi, nous  ne savons rien d’eux. Ils n’existèrent qu’au jour où l’art les inventa. » Oscar Wilde, « Le déclin du mensonge », Intentions (1928)

Kandinsky : Créer une œuvre, c’est créer un monde.

l’œuvre d’art nous apprend à voir le monde, à l’écouter, à le percevoir. Elle développe notre goût, notre sensibilité, notre connaissance de nous-mêmes. Elle renouvelle notre rapport au monde. Elle peut révéler une nouvelle façon de voir le monde, nous y rendre sensible. L’art invente des modes de perception du monde.

L’œuvre est créatrice de culture, la culture n’est pas préalable à la compréhension de l’œuvre mais surgit par le travail d’explication et de compréhension qu’elle suscite.

L’art nous « cultive », en ce sens qu’elle nous permet de découvrir en nous une subjectivité élargie, universelle.

L’œuvre d’art nous libère 

https://www.youtube.com/watch?v=iFk4f3TJdEA

 

C- Nous participons tous à la création artistique

Interpréter, c’est refaire, recréer, c’est donner du sens

L’œuvre d’art sollicite une interprétation, une compréhension qui sollicite la subjectivité de chacun dans la mesure où elle dégage un sens.

Merleau-Ponty dit que nous ne voyons pas un tableau, mais « selon un tableau ».

L’œuvre d’art ne délivre jamais de message univoque. Les œuvres nous « réclament » une explication qu’elles laissent ouverte. C’est bien là le sens de l’acte d’interprétation. On interprète quand justement une vérité se laisse entrevoir sans jamais pouvoir être énoncée totalement. L’interprétation est une élaboration du sens qui laisse une part importante au regard de l’autre.

 

C’est donc aussi pour une part importante la réception de l’œuvre qui lui donne un sens. Nous sommes donc tous partie prenante de l’art, par notre interprétation, notre réception des oeuvres, nos refus.

 

ANNEXE

La question du jugement de goût ou jugement esthétique

En ce qui concerne l’art, est-il juste de dire « à chacun son goût » ?

 

« Parmi un millier d’opinions différentes que les hommes divers entretiennent sur le même sujet, il y en a une, et une seulement, qui est juste et vraie. Et la seule difficulté est de la déterminer et de la rendre certaine. Au contraire, un millier de sentiments différents excités par le même objet, sont justes, parce qu’aucun sentiment ne représente ce qui est réellement dans l’objet. Il marque seulement une certaine conformité ou une relation entre l’objet et les organes ou facultés de l’esprit, et si cette conformité n’existait pas réellement, le sentiment n’aurait jamais pu, selon toute possibilité, exister. La beauté n’est pas une qualité inhérente aux choses elles-mêmes, elle existe seulement dans l’esprit qui la contemple, et chaque esprit perçoit une beauté différente. Une personne peut même percevoir de la difformité là où une autre perçoit de la beauté. Et tout individu devrait être d’accord avec son propre sentiment, sans prétendre régler ceux des autres ».

David Hume, De la norme du goût

 

 » En ce qui concerne l’agréable, chacun consent à ce que son jugement, qu’il fonde sur un sentiment personnel et privé, et en vertu duquel il dit d’un objet qu’il lui plaît, soit du même coup restreint à sa seule personne. C’est pourquoi, s’il dit : « Le vin des Canaries est agréable », il admettra volontiers qu’un autre le reprenne et lui rappelle qu’il doit plutôt dire : « cela est agréable pour moi » ; et ce, non seulement pour ce qui est du goût de la langue, du palais et du gosier, mais aussi pour ce qui peut être agréable aux yeux ou à l’oreille de chacun. (…) A chacun son goût (pour ce qui est du goût des sens).

Il en va tout autrement du beau. Il serait (bien au contraire) ridicule que quelqu’un qui prétend avoir du goût songeât à s’en justifier en disant : cet objet (l’édifice que nous avons devant les yeux, le vêtement que porte tel ou tel, le concert que nous entendons, le poème qui se trouve soumis à notre appréciation) est beau pour moi. Car il n’y a pas lieu de l’appeler beau, si ce dernier ne fait que de lui plaire à lui. S’il affirme que quelque chose est beau, c’est qu’il attend des autres qu’ils éprouvent la même satisfaction ; il ne juge pas pour lui seulement mais pour tout le monde, et il parle alors de la beauté comme si c’était une propriété des choses.  »

Emmanuel Kant

 

Il est impossible de persévérer dans la pratique de la contemplation de quelque ordre de beauté que ce soit, sans être fréquemment obligé de faire des comparaisons entre les divers degrés et genres de perfection, et sans estimer l’importance relative des uns par rapport aux autres. Un homme qui n’a eu aucune possibilité de comparer les différentes sortes de beauté n’a absolument aucune qualification pour donner son opinion sur un objet qui lui est présenté. C’est seulement par comparaison que nous fixons les épithètes de louange, ou de blâme, et apprenons à assigner le juste degré de l’un ou de l’autre. […] Les ballades les plus vulgaires ne sont pas entièrement dépourvues d’harmonie ni de naturel, et personne, si ce n’est un homme familiarisé avec des beautés supérieures, n’énoncerait que leurs rythmes sont désagréables ou que les histoires qu’elles content sont sans intérêt.

David Hume, Essais esthétiques

 

ART – textes

Texte 1

« Protogène résidait à Rhodes; Apelle, ayant débarqué dans cette île, fut avide de connaître les ouvrages d’un homme qu’il ne connaissait que de réputation; incontinent il se rendit à l’atelier. Protogène était absent, mais un grand tableau était disposé sur le chevalet pour être peint, et une vieille femme le gardait. Cette vieille répondit que Protogène était sorti, et elle demanda quel était le nom du visiteur : «Le voici,» répondit Apelle; et, saisissant un pinceau, il traça avec de la couleur, sur le champ du tableau, une ligne d’une extrême ténuité. Protogène de retour, la vieille lui raconte ce qui s’était passé. L’artiste dit-on, ayant contemplé la délicatesse du trait, dit aussitôt qu’Apelle était venu, nul autre n’étant capable de rien faire d’aussi parfait. Lui-même alors, dans cette même ligne, en traça une encore plus déliée avec une autre couleur, et sorti en recommandant à la vieille de la faire voir à l’étranger, s’il revenait, et de lui dire : «Voilà celui que vous cherchez.» Ce qu’il avait prévu arriva : Apelle revient, et , honteux d’avoir été surpassé, il refendit les deux lignes avec une troisième couleur, ne laissant plus possible même le trait le plus subtil. Protogène s’avouant vaincu, vola au port chercher son hôte. On a jugé à propos de conserver à la postérité cette planche admirée de tout le monde, mais surtout des artistes. J’entends dire qu’elle a péri dans le dernier incendie qui consuma le palais de César sur le mont Palatin. Je me suis arrêté jadis devant ce tableau, ne contenant rien dans son vaste contour que des lignes qui échappaient à la vue, paraissant comme vide au milieu de plusieurs excellents ouvrages, mais attirant les regards par cela même, et plus renommé que tout autre morceau. »

Pline (23 – 79) Histoire naturelle

 

Texte 2

L’opinion la plus courante qu’on se fait de la fin que se propose l’art est qu’elle consiste à imiter la nature…

Dans cette perspective, l’imitation, c’est-à-dire l’habileté à reproduire avec une parfaite fidélité les objets naturels, tels qu’ils s’offrent à nous constituerait le but essentiel de l’art, et quand cette reproduction fidèle serait bien réussie, elle nous donnerait une complète satisfaction. Cette définition n’assigne à l’art que le but tout formel de refaire à son tour, aussi bien que ses moyens le lui permettent, ce qui existe déjà dans le monde extérieur, et de 1e reproduire tel quel.

Mais on peut remarquer tout de suite que cette reproduction est un travail superflu, que ce que nous voyons représenté et reproduit sur de tableaux, à la scène où ailleurs: animaux. paysages, situations humaines, nous le trouvons déjà dans nos jardins, dans notre maison, ou parfois dans ce que nous tenons du cercle plus ou moins étroit de nos amis et connaissances.
En outre, ce travail superflu peut passer pour un jeu présomptueux, qui reste bien en-deça de la nature. Car l’art est limité par ses moyens d’expression, et ne peut produire que des illusions partielles, qui ne trompent qu’un seul sens. En fait, quand l’art s’en tient au but formel de la stricte imitation, il ne nous donne, à la place du réel et du vivant que la caricature de la vie. On sait que les Turcs, comme tous les mahométans, ne tolèrent qu’on peigne ou reproduise l’homme ou toute autre créature vivante. J.Bruce au cours de son voyage en Abyssinie, ayant montré à un Turc un poisson peint le plongea d’abord dans l’étonnement, mais bientôt après, en reçu la réponse suivante:  » Si ce poisson, au Jugement Dernier, se lève contre toi et te dit: tu m’as bien fait un corps, mais point d’âme vivante, comment te justifieras-tu de cette accusation? « . Le Prophète lui-aussi, comme il est dit dans la Sunna répondit à ses deux femmes, Ommi Habida et Ommi Selma, qui lui parlaient des peintures des temples éthiopiens:  » Ces peintures accuseront leurs auteurs au jour du Jugement. « .
On cite aussi des exemples d’illusions parfaites fournies par des reproductions artistiques. Les raisins peints par Zeuxis ont été donnés depuis l’Antiquité comme le triomphe de l’art et comme le triomphe de l’imitation de 1a nature, parce que des pigeons vivants vinrent les picorer. On pourrait rapprocher de ce vieil exemple, l’exemple plus récent du singe de Buttner, qui dévora une planche d’une précieuse collection d’histoire naturelle, laquelle figurait un hanneton, et qui fut pardonné par son maître pour avoir ainsi démontré l’excellence de la reproduction. Mais dans des cas de ce genre, on devrait au moins comprendre qu’au lieu de louer des oeuvres d’art parce que même des pigeons ou des singes s’y sont laissés tromper, il faudrait plutôt blâmer ceux qui croient avoir porté bien haut l’art, alors qu’ils ne savent lui donner comme fin suprême qu’une fin si médiocre. D’une façon générale, il faut dire que l’art, quand il se borne à imiter, ne peut rivaliser avec la nature, et qu’il ressemble à un ver qui s’efforce en rampant d’imiter un éléphant.

Hegel. Esthétique

 

Texte 3

Il reste à dire en quoi l’artiste diffère de l’artisan. Toutes les fois que l’idée précède et règle l’exécution, c’est industrie. Et encore est-il vrai que l’oeuvre souvent, même dans l’industrie, redresse l’idée en ce sens que l’artisan trouve mieux qu’il n’avait pensé dès qu’il essaie ; en cela il est artiste, mais par éclairs. Toujours est-il que la représentation d’une idée dans une chose, je dis même d’une idée bien définie comme le dessin d’une maison, est une oeuvre mécanique seulement, en ce sens qu’une machine bien réglée d’abord ferait l’oeuvre à mille exemplaires. Pensons maintenant au travail du peintre de portrait ; il est clair qu’il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu’il emploiera à l’oeuvre qu’il commence ; l’idée lui vient à mesure qu’il fait ; il serait même rigoureux de dire que l’idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu’il est spectateur aussi de son oeuvre en train de naître. Et c’est là le propre de l’artiste. Il faut que le génie ait la grâce de la nature et s’étonne lui-même.

Un beau vers n’est pas d’abord en projet, et ensuite fait ; mais il se montre beau au poète ; et la belle statue se montre belle au sculpteur à mesure qu’il la fait ; et le portrait naît sous le pinceau. (…) Ainsi la règle du Beau n’apparaît que dans l’oeuvre et y reste prise, en sorte qu’elle ne peut servir jamais, d’aucune manière, à faire une autre oeuvre.

Alain –  Système des Beaux-Arts, tome I, 7

 

Texte 4

« Seules les choses dont la connaissance la plus complète ne suffit pas à donner l’habileté à les produire appartiennent à l’art ». KANT- Critique de la faculté de juger §43

La spécificité de l’œuvre d’art est que la règle qui prévaut à sa fabrication «  ne peut être exprimée dans une formule pour servir de précepte ; autrement le jugement sur le beau serait déterminable par concepts ». KANT- Critique de la faculté de juger

 

Texte 5

Croyance à l’inspiration. Les artistes ont quelque intérêt à ce qu’on croie à leurs intuitions subites, à leurs prétendues inspirations ; comme si l’idée de l’oeuvre d’art, du poème, la pensée fondamentale d’une philosophie tombaient du ciel tel un rayon de la grâce. En vérité, l’imagination du bon artiste, ou penseur, ne cesse pas de produire, du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement, extrêmement aiguisé et exercé, rejette, choisit, combine ; on voit ainsi aujourd’hui, par les Carnets de Beethoven, qu’il a composé ses plus magnifiques mélodies petit à petit, les tirant pour ainsi dire d’esquisses multiples. Quant à celui est moins sévère dans son choix et s’en remet volontiers à sa mémoire reproductrice, il pourra le cas échéant devenir un grand improvisateur ; mais c’est un bas niveau que celui de l’improvisation artistique au regard de l’idée choisie avec peine et sérieux pour une oeuvre. Tous les grands hommes étaient de grands travailleurs, infatigables quand il s’agissait d’inventer, mais aussi de rejeter, de trier, de remanier, d’arranger.

NIETZSCHE, Humain, trop humain

  • Pourquoi selon vous les artistes auraient-ils intérêt « à ce qu’on croît à leurs prétendues inspirations » ?
  • Pourquoi Nietzsche évoque-t-il l’exemple de Beethoven ?
  • L’artiste véritable est-il complaisant ou sévère avec lui-même ?
  • En quoi réside donc le « secret» de la création d’une grande œuvre d’art ?

 

Texte 6

Attrait de l’imperfection. – Je vois ici un poète qui, comme tant d’hommes, exerce un plus grand attrait par ses imperfections que par ce qui sous sa main s’arrondit et prend une forme parfaite – c’est même sa suprême incapacité, bien plus que la richesse de sa force, qui lui confère son avantage et sa gloire. Son œuvre n’exprime jamais pleinement ce qu’il voudrait vraiment exprimer, ce qu’il voudrait avoir vu : il semble avoir eu l’avant-goût d’une vision, mais jamais cette vision elle-même : – mais son âme a conservé une formidable concupiscence pour cette vision, et c’est d’elle qu’il tire l’éloquence, tout aussi formidable, de son aspiration et de sa faim dévorante. Grâce à elle, il élève celui qui l’écoute au-dessus de son œuvre et de toutes les « œuvres » et lui donne des ailes pour atteindre les hauteurs où n’atteignent jamais sans cela les auditeurs : et ainsi, devenus eux-mêmes des poètes et des voyants, ils vouent à l’auteur de leur bonheur une admiration aussi grande que s’il les avait menés immédiatement à la contemplation de son objet le plus sain, de son objet suprême, que s’il avait atteint son but, que s’il avait réellement vu et communiqué sa vision. Sa gloire tire profit de ce qu’il n’a pas réussi à atteindre son but.

Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir

 

Texte 7

Quel est l’objet de l’art ? Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, si nous pouvions entrer en communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l’art serait inutile, ou plutôt que nous serions tous artistes, car notre âme vibrerait alors continuellement à l’unisson de la nature. Nos yeux, aidés de notre mémoire, découperaient dans l’espace et fixeraient dans le temps des tableaux inimitables. Notre regard saisirait au passage, sculptés dans le marbre vivant du corps humain, des fragments de statue aussi beaux que ceux de la statuaire antique. Nous entendrions chanter au fond de nos âmes, comme une musique quelquefois gaie, plus souvent plaintive, toujours originale, la mélodie ininterrompue de notre vie intérieure. Tout cela est autour de nous, tout cela est en nous, et pourtant rien de tout cela n’est perçu par nous distinctement. Entre la nature et nous, que dis-je ? Entre nous et notre propre conscience, un voile s’interpose, voile épais pour le commun des hommes, voile léger, presque transparent, pour l’artiste et le poète. Quelle fée a tissé ce voile ? Fut-ce par malice ou par amitié ? Il fallait vivre, et la vie exige que nous appréhendions les choses dans le rapport qu’elles ont à nos besoins. Vivre consiste à agir. Vivre, c’est n’accepter des objets que l’impression utile pour y répondre par des réactions appropriées : les autres impressions doivent s’obscurcir ou ne nous arriver que confusément.

Henri Bergson, le rire

 

 

SARTRE- L’existentialisme est un humanisme- textes 7, 8, 9

Texte 7

L’existentialiste ne croit pas à la puissance de la passion. Il ne pensera jamais qu’une belle passion est un torrent dévastateur qui conduit fatalement l’homme à certains actes, et qui, par conséquent, est une excuse. Il pense que l’homme est responsable de sa passion. L’existentialiste ne pensera pas non plus que l’homme peut trouver un secours dans un signe donné, sur terre, qui l’orientera ; car il pense que l’homme déchiffre lui-même le signe comme il lui plaît. Il pense donc que l’homme, sans aucun appui et sans aucun secours, est condamné à chaque instant à inventer l’homme. Ponge a dit, dans un très bel article : “L’homme est l’avenir de l’homme.” C’est parfaitement exact. Seulement, si on entend par là que cet avenir est inscrit au ciel, que Dieu le voit, alors c’est faux, car ce ne serait même plus un avenir. Si l’on entend que, quel que soit l’homme qui apparaît, il y a un avenir à faire, un avenir vierge qui l’attend, alors ce mot est juste. Mais alors, on est délaissé. Pour vous donner un exemple qui permette de mieux comprendre le délaissement, je citerai le cas d’un de mes élèves qui est venu me trouver dans les circonstances suivantes : son père était brouillé avec sa mère, et d’ailleurs inclinait à collaborer, son frère aîné avait été tué dans l’offensive allemande de 1940, et ce jeune homme, avec des sentiments un peu primitifs, mais généreux, désirait le venger. Sa mère vivait seule avec lui, très affligée par la demi-trahison de son père et par la mort de son fils aîné, et ne trouvait de consolation qu’en lui. Ce jeune homme avait le choix, à ce moment-là, entre partir pour l’Angleterre et s’engager dans les Forces Françaises Libres – c’est-à-dire abandonner sa mère – ou demeurer auprès de sa mère, et l’aider à vivre. Il se rendait bien compte que cette femme ne vivait que par lui et que sa disparition – et peut-être sa mort – la plongerait dans le désespoir. Il se rendait aussi compte qu’au fond, concrètement, chaque acte qu’il faisait à l’égard de sa mère avait son répondant, dans ce sens qu’il l’aidait à vivre, au lieu que chaque acte qu’il ferait pour partir et combattre était un acte ambigu qui pouvait se perdre dans les sables, ne servir à rien : par exemple, partant pour l’Angleterre, il pouvait rester indéfiniment dans un camp espagnol, en passant par l’Espagne ; il pouvait arriver en Angleterre ou à Alger et être mis dans un bureau pour faire des écritures. Par conséquent, il se trouvait en face de deux types d’action très différents : une concrète, immédiate, mais ne s’adressant qu’à un individu ; ou bien une action qui s’adressait à un ensemble infiniment plus vaste, une collectivité nationale, mais qui était par là même ambiguë, et qui pouvait être interrompue en route. Et, en même temps, il hésitait entre deux types de morale. D’une part, une morale de la sympathie, du dévouement individuel ; et d’autre part, une morale plus large, mais d’une efficacité plus contestable. Il fallait choisir entre les deux. Qui pouvait l’aider à choisir ? La doctrine chrétienne ? Non. La doctrine chrétienne dit : soyez charitable, aimez votre prochain, sacrifiez-vous à autrui, choisissez la voie la plus rude, etc., etc… Mais quelle est la voie la plus rude ? Qui doit-on aimer comme son frère, le combattant ou la mère ? Quelle est l’utilité la plus grande, celle, vague, de combattre dans un ensemble, ou celle, précise, d’aider un être précis à vivre ? Qui peut en décider a priori ?  Aucune morale inscrite ne peut le dire. La morale kantienne dit : ne traitez jamais les autres comme moyen mais comme fin. Très bien ; si je demeure auprès de ma mère, je la traiterai comme fin et non comme moyen, mais de ce fait même, je risque de traiter comme moyen ceux qui combattent autour de moi ; et réciproquement si je vais rejoindre ceux qui combattent je les traiterai comme fin, et de ce fait je risque de traiter ma mère comme moyen.

 

Si les valeurs sont vagues, et si elles sont toujours trop vastes pour le cas précis et concret que nous considérons, il ne nous reste qu’à nous fier à nos instincts. C’est ce que ce jeune homme a essayé de faire ; et quand je l’ai vu, il disait : au fond, ce qui compte, c’est le sentiment ; je devrais choisir ce qui me pousse vraiment dans une certaine direction. Si je sens que j’aime assez ma mère pour lui sacrifier tout le reste – mon désir de vengeance, mon désir d’action, mon désir d’aventures – je reste auprès d’elle. Si, au contraire, je sens que mon amour pour ma mère n’est pas suffisant, je pars. Mais comment déterminer la valeur d’un sentiment ? Qu’est-ce qui faisait la valeur de son sentiment pour sa mère ? Précisément le fait qu’il restait pour elle. Je puis dire : j’aime assez tel ami pour lui sacrifier telle somme d’argent ; je ne puis le dire que si je l’ai fait. Je puis dire : j’aime assez ma mère pour rester auprès d’elle, si je suis resté auprès d’elle. Je ne puis déterminer la valeur de cette affection que si, précisément, j’ai fait un acte qui l’entérine et qui la définit. Or, comme je demande à cette affection de justifier mon acte, je me trouve entraîné dans un cercle vicieux.

D’autre part, Gide a fort bien dit qu’un sentiment qui se joue ou un sentiment qui se vit sont deux choses presque indiscernables : décider que j’aime ma mère en restant auprès d’elle, ou jouer une comédie qui fera que je reste pour ma mère, c’est un peu la même chose. Autrement dit, le sentiment se construit par les actes qu’on fait ; je ne puis donc pas le consulter pour me guider sur lui. Ce qui veut dire que je ne puis ni chercher en moi l’état authentique qui me poussera à agir, ni demander à une morale les concepts qui me permettront d’agir. Au moins, direz-vous, est-il allé voir un professeur pour lui demander conseil. Mais, si vous cherchez un conseil auprès d’un prêtre, par exemple, vous avez choisi ce prêtre, vous saviez déjà au fond, plus ou moins, ce qu’il allait vous conseiller. Autrement dit, choisir le conseilleur, c’est encore s’engager soi-même. La preuve en est que, si vous êtes chrétien, vous direz : consultez un prêtre. Mais il y a des prêtres collaborationnistes, des prêtres attentistes, des prêtres résistants. Lequel choisir ? Et si le jeune homme choisit un prêtre résistant, ou un prêtre collaborationniste, il a déjà décidé du genre de conseil qu’il recevra. Ainsi, en venant me trouver, il savait la réponse que j’allais lui faire, et je n’avais qu’une réponse à faire : vous êtes libre, choisissez, c’est-à-dire inventez. Aucune morale générale ne peut vous indiquer ce qu’il y a à faire ; il n’y a pas de signe dans le monde. Les catholiques répondront : mais il y a des signes. Admettons-le ; c’est moi-même en tout cas qui choisis le sens qu’ils ont. J’ai connu, pendant que j’étais captif, un homme assez remarquable qui était jésuite ; il était entré dans l’ordre des Jésuites de la façon suivante : il avait subi un certain nombre d’échecs assez cuisants ; enfant, son père était mort en le laissant pauvre, et il avait été boursier dans une institution religieuse où on lui faisait constamment sentir qu’il était accepté par charité ; par la suite, il a manqué un certain nombre de distinctions honorifiques qui plaisent aux enfants ; puis, vers dix-huit ans, il a raté une aventure sentimentale ; enfin à vingt-deux ans, chose assez puérile, mais qui fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase, il a manqué sa préparation militaire. Ce jeune homme pouvait donc considérer qu’il avait tout raté ; c’était un signe, mais un signe de quoi ? Il pouvait se réfugier dans l’amertume ou dans le désespoir. Mais il a jugé, très habilement pour lui, que c’était le signe qu’il n’était pas fait pour des triomphes séculiers, et que seuls les triomphes de la religion, de la sainteté, de la foi, lui étaient accessibles. Il a donc vu là une parole de Dieu, et il est entré dans les ordres. Qui ne voit que la décision du sens du signe a été prise par lui tout seul ? On aurait pu conclure autre chose de cette série d’échecs : par exemple qu’il valait mieux qu’il fût charpentier ou révolutionnaire. Il porte donc l’entière responsabilité du déchiffrement. Le délaissement implique que nous choisissons nous-mêmes notre être. Le délaissement va avec l’angoisse. Quant au désespoir, cette expression a un sens extrêmement simple. Elle veut dire que nous nous bornerons à compter sur ce qui dépend de notre volonté, ou sur l’ensemble des probabilités qui rendent notre action possible.

Quand on veut quelque chose, il y a toujours des éléments probables. Je puis compter sur la venue d’un ami. Cet ami vient en chemin de fer ou en tramway ; cela suppose que le chemin de fer arrivera à l’heure dite, ou que le tramway ne déraillera pas. Je reste dans le domaine des possibilités ; mais il ne s’agit de compter sur les possibles que dans la mesure stricte où notre action comporte l’ensemble de ces possibles. A partir du moment où les possibilités que je considère ne sont pas rigoureusement engagées par mon action, je dois m’en désintéresser, parce qu’aucun Dieu, aucun dessein ne peut adapter le monde et ses possibles à ma volonté. Au fond, quand Descartes disait :  » Se vaincre plutôt soi-même que le monde  » il voulait dire la même chose : agir sans espoir. Les marxistes, à qui j’ai parlé, me répondent : “Vous pouvez, dans votre action qui sera, évidemment, limitée par votre mort, compter sur l’appui des autres. Cela signifie, compter à la fois sur ce que les autres feront ailleurs, en Chine, en Russie, pour vous aider, et à la fois sur ce qu’ils feront plus tard, après votre mort, pour reprendre l’action et la porter vers son accomplissement qui sera la Révolution. Vous devez même compter là-dessus, sinon vous n’êtes pas moral.” Je réponds d’abord que je compterai toujours sur des camarades de lutte dans la mesure où ces camarades sont engagés avec moi dans une lutte concrète et commune, dans l’unité d’un parti ou d’un groupement que je puis plus ou moins contrôler, c’est-à-dire dans lequel je suis à titre de militant et dont je connais à chaque instant les mouvements. A ce moment-là, compter sur l’unité et sur la volonté de ce parti, c’est exactement compter sur le fait que le tramway arrivera à l’heure ou que le train ne déraillera pas. Mais je ne puis pas compter sur des hommes que je ne connais pas en me fondant sur la bonté humaine, ou sur l’intérêt de l’homme pour le bien de la société, étant donné que l’homme est libre, et qu’il n’y a aucune nature humaine sur laquelle je puisse faire fond.

 7- Les sentiments, les signes, ou les actes ?

  1. Résumez le dilemme du jeune homme dans ce passage.
  2. Selon Sartre, peut-on fonder une morale sur les signes, sur le ressenti, ou bien seulement sur les actes ?

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Texte 8

Je ne sais ce que deviendra la révolution russe ; je puis l’admirer et en faire un exemple dans la mesure où aujourd’hui me prouve que le prolétariat joue un rôle en Russie, qu’il ne joue dans aucune autre nation. Mais je ne puis affirmer que celle-ci conduira forcément à un triomphe du prolétariat ; je dois me borner à ce que je vois ; je ne puis pas être sûr que des camarades de lutte reprendront mon travail après ma mort pour le porter à un maximum de perfection, étant donné que ces hommes sont libres et qu’ils décideront librement demain de ce que sera l’homme ; demain, après ma mort, des hommes peuvent décider d’établir le fascisme, et les autres peuvent être assez lâches et désemparés pour les laisser faire ; à ce moment-là, le fascisme sera la vérité humaine, et tant pis pour nous ; en réalité, les choses seront telles que l’homme aura décidé qu’elles soient. Est-ce que ça veut dire que je doive m’abandonner au quiétisme ? Non. D’abord je dois m’engager, ensuite agir selon la vieille formule. Ça ne veut pas dire que je ne doive pas appartenir à un parti, mais que je serai sans illusion et que je ferai ce que je peux. Par exemple, si je me demande : la collectivisation, en tant que telle, arrivera-t-elle ? Je n’en sais rien, je sais seulement que tout ce qui sera en mon pouvoir pour la faire arriver, je le ferai ; en dehors de cela, je ne puis compter sur rien.

Le quiétisme, c’est l’attitude des gens qui disent : les autres peuvent faire ce que je ne peux pas faire. La doctrine que je vous présente est justement à l’opposé du quiétisme, puisqu’elle déclare : il n’y a de réalité que dans l’action ; elle va plus loin d’ailleurs, puisqu’elle ajoute : l’homme n’est rien d’autre que son projet, il n’existe que dans la mesure où il se réalise, il n’est donc rien d’autre que l’ensemble de ses actes, rien d’autre que sa vie.

D’après ceci, nous pouvons comprendre pourquoi notre doctrine fait horreur à un certain nombre de gens. Car souvent ils n’ont qu’une seule manière de supporter leur misère, c’est de penser : “Les circonstances ont été contre moi, je valais beaucoup mieux que ce que j’ai été ; bien sûr, je n’ai pas eu de grand amour, ou de grande amitié, mais c’est parce que je n’ai pas rencontré un homme ou une femme qui en fussent dignes, je n’ai pas écrit de très bons livres, c’est parce que je n’ai pas eu de loisirs pour le faire ; je n’ai pas eu d’enfants à qui me dévouer, c’est parce que je n’ai pas trouvé l’homme avec lequel j’aurais pu faire ma vie. Sont restées donc, chez moi, inemployées et entièrement viables, une foule de dispositions, d’inclinations, de possibilités qui me donnent une valeur que la simple série de mes actes ne permet pas d’inférer.” Or, en réalité, pour l’existentialiste, il n’y a pas d’amour autre que celui qui se construit, il n’y a pas de possibilité d’amour autre que celle qui se manifeste dans un amour ; il n’y a pas de génie autre que celui qui s’exprime dans des œuvres d’art : le génie de Proust c’est la totalité des œuvres de Proust ; le génie de Racine c’est la série de ses tragédies, en dehors de cela il n’y a rien ; pourquoi attribuer à Racine la possibilité d’écrire une nouvelle tragédie, puisque précisément il ne l’a pas écrite ? Un homme s’engage dans sa vie, dessine sa figure, et en dehors de cette figure il n’y a rien. Évidemment, cette pensée peut paraître dure à quelqu’un qui n’a pas réussi sa vie. Mais d’autre part, elle dispose les gens à comprendre que seule compte la réalité, que les rêves, les attentes, les espoirs permettent seulement de définir un homme comme rêve déçu, comme espoirs avortés, comme attentes inutiles ; c’est-à-dire que ça les définit en négatif et non en positif ; cependant quand on dit, cela n’implique pas que l’artiste sera jugé uniquement d’après ses œuvres d’art ; mille autres choses contribuent également à le définir. Ce que nous voulons dire, c’est qu’un homme n’est rien d’autre qu’une série d’entreprises, qu’il est la somme, l’organisation, l’ensemble des relations qui constituent ces entreprises.

Dans ces conditions, ce qu’on nous reproche là, ça n’est pas au fond notre pessimisme, mais une dureté optimiste. Si les gens nous reprochent nos œuvres romanesques dans lesquelles nous décrivons des êtres veules, faibles, lâches et quelquefois même franchement mauvais, ce n’est pas uniquement parce que ces êtres sont veules, faibles, lâches ou mauvais : car si, comme Zola, nous déclarions qu’ils sont ainsi à cause de l’hérédité, à cause de l’action du milieu, de la société, à cause d’un déterminisme organique ou psychologique, les gens seraient rassurés, ils diraient : voila, nous sommes comme ça, personne ne peut rien y faire ; mais l’existentialiste, lorsqu’il décrit un lâche, dit que ce lâche est responsable de sa lâcheté. Il n’est pas comme ça parce qu’il a un cœur, un poumon ou un cerveau lâche, il n’est pas comme ça à partir d’une organisation physiologique mais il est comme ça parce qu’il s’est construit comme lâche par ses actes. Il n’y a pas de tempérament lâche ; il y a des tempéraments qui sont nerveux, il y a du sang pauvre, comme disent les bonnes gens, ou des tempéraments riches ; mais l’homme qui a un sang pauvre n’est pas lâche pour autant, car ce qui fait la lâcheté, c’est l’acte de renoncer ou de céder, un tempérament ce n’est pas un acte ; le lâche est défini à partir de l’acte qu’il a fait. Ce que les gens sentent obscurément et qui leur fait horreur, c’est que le lâche que nous présentons est coupable d’être lâche. Ce que les gens veulent, c’est qu’on naisse lâche ou héros. Un des reproches qu’on fait le plus souvent aux Chemins de la Liberté se formule ainsi : mais enfin, ces gens qui sont si veules, comment en ferez-vous des héros ? Cette objection prête plutôt à rire car elle suppose que les gens naissent héros. Et au fond, c’est cela que les gens souhaitent penser : si vous naissez lâches, vous serez parfaitement tranquilles, vous n’y pouvez rien, vous serez lâches toute votre vie, quoi que vous fassiez ; si vous naissez héros, vous serez aussi parfaitement tranquilles, vous serez héros toute votre vie, vous boirez comme un héros, vous mangerez comme un héros. Ce que dit l’existentialiste, c’est que le lâche se fait lâche, que le héros se fait héros ; il y a toujours une possibilité pour le lâche de ne plus être lâche, et pour le héros de cesser d’être un héros. Ce qui compte, c’est l’engagement total, et ce n’est pas un cas particulier, une action particulière, qui vous engagent totalement.

Ainsi, nous avons répondu, je crois, à un certain nombre de reproches concernant l’existentialisme. Vous voyez qu’il ne peut pas être considéré comme une philosophie du quiétisme, puisqu’il définit l’homme par l’action ; ni comme une description pessimiste de l’homme : il n’y a pas de doctrine plus optimiste, puisque le destin de l’homme est en lui-même ; ni comme une tentative pour décourager l’homme d’agir puisqu’il lui dit qu’il n’y a d’espoir que dans son action, et que la seule chose qui permet à l’homme de vivre, c’est l’acte. Par conséquent, sur ce plan, nous avons affaire à une morale d’action et d’engagement. Cependant, on nous reproche encore, à partir de ces quelques données, de murer l’homme dans sa subjectivité individuelle. Là encore on nous comprend fort mal. Notre point de départ est en effet la subjectivité de l’individu, et ceci pour des raisons strictement philosophiques. Non pas parce que nous sommes bourgeois, mais parce que nous voulons une doctrine basée sur la vérité, et non un ensemble de belles théories, pleines d’espoir mais sans fondements réels. Il ne peut pas y avoir de vérité autre, au point de départ, que celle-ci : je pense donc je suis, c’est là la vérité absolue de la conscience s’atteignant elle-même. Toute théorie qui prend l’homme en dehors de ce moment où il s’atteint lui-même est d’abord une théorie qui supprime la vérité, car, en dehors de ce cogito cartésien, tous les objets sont seulement probables, et une doctrine de probabilités, qui n’est pas suspendue à une vérité, s’effondre dans le néant ; pour définir le probable il faut posséder le vrai. Donc, pour qu’il y ait une vérité quelconque, il faut une vérité absolue ; et celle-ci est simple, facile à atteindre, elle est à la portée de tout le monde ; elle consiste à se saisir sans intermédiaire.

En second lieu, cette théorie est la seule à donner une dignité à l’homme, c’est la seule qui n’en fasse pas un objet. Tout matérialisme a pour effet de traiter tous les hommes, y compris soi-même, comme des objets, c’est-à-dire comme un ensemble de réactions déterminées, que rien ne distingue de l’ensemble des qualités et des phénomènes qui constituent une table ou une chaise ou une pierre. Nous voulons constituer précisément le règne humain comme un ensemble de valeurs distinctes du règne matériel. Mais la subjectivité que nous atteignons là à titre de vérité n’est pas une subjectivité rigoureusement individuelle, car nous avons démontré que dans le cogito, on ne se découvrait pas seulement soi-même, mais aussi les autres.

8- Contre les philosophies de l’histoire

  1. Expliquez : « les choses seront telles que l’homme aura décidé qu’elles soient ».

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 Texte 9

Par le je pense, contrairement à la philosophie de Descartes, contrairement à la philosophie de Kant, nous nous atteignons nous-mêmes en face de l’autre, et l’autre est aussi certain pour nous que nous-mêmes. Ainsi, l’homme qui s’atteint directement par le cogito découvre aussi tous les autres, et il les découvre comme la condition de son existence. Il se rend compte qu’il ne peut rien être (au sens où l’on dit qu’on est spirituel, ou qu’on est méchant, ou qu’on est jaloux) sauf si les autres le reconnaissent comme tel. Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l’autre. L’autre est indispensable à mon existence, aussi bien d’ailleurs qu’à la connaissance que j’ai de moi. Dans ces conditions, la découverte de mon intimité me découvre en même temps l’autre, comme une liberté posée en face de moi, qui me pense, et qui ne veut que pour ou contre moi. Ainsi découvrons-nous tout de suite un monde que nous appellerons l’intersubjectivité, et c’est dans ce monde que l’homme décide ce qu’il est et ce que sont les autres.

 En outre, s’il est impossible de trouver en chaque homme une essence universelle qui serait la nature humaine, il existe pourtant une universalité humaine de condition. Ce n’est pas par hasard que les penseurs d’aujourd’hui parlent plus volontiers de la condition de l’homme que de sa nature. Par condition ils entendent avec plus ou moins de clarté l’ensemble des limites a priori qui esquissent sa situation fondamentale dans l’univers. Les situations historiques varient : l’homme peut naître esclave dans une société païenne ou seigneur féodal ou prolétaire. Ce qui ne varie pas, c’est la nécessité pour lui d’être dans le monde, d’y être au travail, d’y être au milieu d’autres et d’y être mortel. Les limites ne sont ni subjectives ni objectives, ou plutôt elles ont une face objective et une face subjective. Objectives parce qu’elles se rencontrent partout et sont partout reconnaissables, elles sont subjectives parce qu’elles sont vécues et ne sont rien si l’homme ne les vit, c’est-à-dire ne se détermine librement dans son existence par rapport à elles. Et bien que les projets puissent être divers, au moins aucun ne me reste-t-il tout à fait étranger parce qu’ils se présentent tous comme un essai pour franchir ces limites ou pour les reculer ou pour les nier ou pour s’en accommoder. En conséquence, tout projet, quelque individuel qu’il soit, a une valeur universelle.

Tout projet, même celui du Chinois, de l’Indien ou [de l’Africain], peut être compris par un Européen. Il peut être compris, cela veut dire que l’Européen de 1945 peut se jeter, à partir d’une situation qu’il conçoit, vers ses limites de la même manière, et qu’il peut refaire en lui le projet du Chinois, de l’Indien ou de l’Africain. Il y a universalité de tout projet en ce sens que tout projet est compréhensible pour tout homme. Ce qui ne signifie nullement que ce projet définisse l’homme pour toujours, mais qu’il peut être retrouvé. Il y a toujours une manière de comprendre l’idiot, l’enfant, le primitif ou l’étranger, pourvu qu’on ait les renseignements suffisants. En ce sens nous pouvons dire qu’il y a une universalité de l’homme ; mais elle n’est pas donnée, elle est perpétuellement construite. Je construis l’universel en me choisissant ; je le construis en comprenant le projet de tout autre homme, de quelque époque qu’il soit. Cet absolu du choix ne supprime pas la relativité de chaque époque. Ce que l’existentialisme a à cœur de montrer, c’est la liaison du caractère absolu de l’engagement libre, par lequel chaque homme se réalise en réalisant un type d’humanité, engagement toujours compréhensible à n’importe quelle époque et par n’importe qui, et la relativité de l’ensemble culturel qui peut résulter d’un pareil choix ; il faut marquer à la fois la relativité du cartésianisme et le caractère absolu de l’engagement cartésien. En ce sens on peut dire, si vous voulez, que chacun de nous fait l’absolu en respirant, en mangeant, en dormant ou en agissant d’une façon quelconque. Il n’y a aucune différence entre être librement, être comme projet, comme existence qui choisit son essence, et être absolu ; et il n’y a aucune différence entre être un absolu temporellement localisé, c’est-à-dire qui s’est localisé dans l’histoire, et être compréhensible universellement.

Cela ne résout pas entièrement l’objection de subjectivisme. En effet, cette objection prend encore plusieurs formes. La première est la suivante : on nous dit, alors vous pouvez faire n’importe quoi ; ce qu’on exprime de diverses manières. D’abord on nous taxe d’anarchie ; ensuite on déclare : vous ne pouvez pas juger les autres, car il n’y a pas de raison pour préférer un projet à un autre ; enfin on peut nous dire : tout est gratuit dans ce que vous choisissez, vous donnez d’une main ce que vous feignez de recevoir de l’autre. Ces trois objections ne sont pas très sérieuses. D’abord la première objection : vous pouvez choisir n’importe quoi, n’est pas exacte. Le choix est possible dans un sens, mais ce qui n’est pas possible, c’est de ne pas choisir. Je peux toujours choisir, mais je dois savoir que si je ne choisis pas, je choisis encore. Ceci, quoique paraissant strictement formel, a une très grande importance, pour limiter la fantaisie et le caprice. S’il est vrai qu’en face d’une situation, par exemple la situation qui fait que je suis un être sexué pouvant avoir des rapports avec un être d’un autre sexe, pouvant avoir des enfants, je suis obligé de choisir une attitude, et que de toute façon je porte la responsabilité d’un choix qui, en m’engageant, engage aussi l’humanité entière, même si aucune valeur a priori ne détermine mon choix, celui-ci n’a rien à voir avec le caprice ; et si l’on croit retrouver ici la théorie gidienne de l’acte gratuit, c’est qu’on ne voit pas l’énorme différence entre cette doctrine et celle de Gide. Gide ne sait pas ce que c’est qu’une situation ; il agit par simple caprice. Pour nous, au contraire, l’homme se trouve dans une situation organisée, où il est lui-même engagé, il engage par son choix l’humanité entière, et il ne peut pas éviter de choisir : ou bien il restera chaste, ou il se mariera sans avoir d’enfants, ou il se mariera et aura des enfants ; de toute façon quoi qu’il fasse, il est impossible qu’il ne prenne pas une responsabilité totale en face de ce problème. Sans doute, il choisit sans se référer à des valeurs préétablies, mais il est injuste de le taxer de caprice.

9- L’intersubjectivité et la condition humaine

  1. Expliquez : « l’homme qui s’atteint directement par le cogito découvre aussi tous les autres, et il les découvre comme la condition de son existence »
  2. Y a-t-il selon Sartre une condition humaine universelle ? Expliquez.

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La technique- cours TES- TSTMG

Progrès technique et humanité

I- La technique est le propre de l’homme

La technique (tecknè, art) désigne d’abord le savoir-faire que l’homme acquiert grâce à son expérience et son travail. Maîtrise et efficacité acquises par l’exercice.

Désigne également les objets produits par l’homme, mais aussi les outils, machines, objets technologiques plus sophistiqués qui servent à produire des objets.

Les objets issus de l’activité humaine sont dits artificiels (art, artifice, artefact) par rapport au monde que l’homme n’a pas transformé.

De fait, ces savoir-faire et ces objets fabriqués modifient non seulement le monde naturel et le rapport de l’homme à son environnement, mais aussi et surtout la nature même de l’homme : qui d’entre nous pourrait s’imaginer vivre dans la nature brute? Depuis des millénaires, l’homme s’est modifié en même temps qu’il modifiait son environnement. La technique est « en nous » et nous redéfinit sans cesse, elle modifie profondément et bouleverse la condition humaine.

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A – Technique et intelligence

« Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et d’en varier indéfiniment la fabrication. »

Henri Bergson, L’ Évolution créatrice (1907)

 

B- La main, prolongement de l’intelligence

« Anaxagore prétend que c’est parce qu’il a des mains que l’homme est le plus intelligent des animaux. Ce qui est rationnel plutôt, c’est de dire qu’il a des mains parce qu’il est intelligent. En effet, l’être le plus intelligent est celui qui est capable d’utiliser le plus grand nombre d’outils : or la main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. C’est donc à l’être capable d’acquérir le plus grand nombre de techniques que la nature a donné l’outil de loin le plus utile, la main. […] L’homme, au contraire [des animaux], possède de nombreux moyens de défense, et il lui est toujours permis d’en changer, et même d’avoir l’arme qu’il veut quand il le veut. Car la main devient griffe, serre, corne, elle devient lance ou épée, ou toute autre arme ou outil. Elle peut être tout cela, parce qu’elle est capable de tout saisir et de tout tenir. »

Aristote, Des parties des animaux

Selon Aristote : Main= outil plurivalent, infiniment adaptable. La main est un prolongement de l’intelligence. La technique fait partie de la culture car la technique n’est pas prédéterminée par l’instinct, elle n’est pas innée : la main n’a pas de fonction déterminée, elle peut tout faire, elle ouvre à l’homme un espace indéfini de possibles et d’inventions.

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Remarque complémentaire sur les outils:

Nous remarquons que l’outil prolonge la main ; plus généralement l’outil déplace les limites du corps. L’objet technique fait partie de moi durant le temps de son utilisation, et modifie la perception que j’ai de moi-même et du monde (faire du vélo, conduire une voiture, écrire, communiquer à distance avec un portable, etc…).

L’outil « augmente » infiniment mon corps et mes possibilités d’action. La technique du saut à ski par exemple est une extension et une modification « surnaturelle » de nos possibilités « naturelles » de déplacement.

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C- La technique nous libère de l’esclavage

C’est grâce aux machines, aux automates, que l’homme a pu se libérer d’un bon nombre de tâches aliénantes. L’esclavage ne disparaît au cours de l’histoire humaine que dans la mesure où les bêtes de somme puis les machines ont pu prendre le relai. De même, la condition féminine s’améliore dès lors que les tâches ménagères sont relayées par l’électroménager domestique, lui permettant de quitter la maison et … de travailler à l’extérieur, à des tâches plus gratifiantes.

Aristote n’imagine pas que l’on puisse se passer d’esclave, il en prouve la nécessité par ce qui, à son époque, reste un raisonnement par l’absurde :

Si donc il était possible à chaque instrument parce qu’il en aurait reçu l’ordre ou par simple pressentiment de mener à bien son œuvre propre, comme on le dit des statues de Dédale ou des trépieds d’Héphaïstos qui, selon le poète, entraient d’eux-mêmes dans l’assemblée des dieux, si, de même, les navettes tissaient d’elles-mêmes et les plectres jouaient tout seuls de la cithare, alors les ingénieurs n’auraient pas besoin d’exécutants ni les maîtres d’esclaves.

Aristote, Politiques, I,

Grâce au progrès technique,  nous avons désormais les instruments qui nous permettent de nous passer de l’esclavage.

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II- La condition humaine bouleversée par la technique

Si l’exercice et le travail transforment l’individu en lui permettant de développer ses aptitudes et de gagner une plus grande maîtrise de lui-même, peut-on en dire autant du progrès technique en ce qui concerne l’évolution de l’homme ? En le libérant du travail, ou de certaines formes de travail, la technique ne le prive-t-elle pas de cette possibilité de se réaliser dans ses œuvres ? Et cette puissance technique surdimensionnée, relayée par les machines et les énergies fossiles, couplée avec les savoirs scientifiques, ne risque-t-elle pas d’échapper au contrôle des hommes ? La technique n’est plus une simple donnée, qui contribuerait à définir une fois pour toute la condition humaine: la technique transforme et bouleverse cette condition, et précipite l’évolution de l’homme vers un avenir incertain.

A- L’homme dépassé par sa propre puissance

La technique voue l’homme au dépassement: il dépasse d’abord les limites physiques que lui a imparties la nature, il dépasse la condition de simple animal pour transformer la nature mais aussi sa propre nature, en s’appropriant des forces qui le dépassent. Ainsi est-il d’abord décrit dans le mythe de Prométhée, que Platon rappelle et commente dans le Protagoras.

Le mythe de Prométhée

L’imprévoyance d’Epiméthée fait de l’homme un être nu, démuni, sans aptitudes naturelles lui permettant de s’adapter à son environnement. On en déduit l’infériorité, la fragilité de l’homme, le moins favorisé des animaux. Mais cette infériorité va se transformer en supériorité : pour l’homme, Prométhée vole le feu et l’intelligence fabricatrice aux dieux (Héphaïstos le dieu de la forge, et Athéna déesse de l’intelligence).

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Rubens- Prométhée

On interprétera ce mythe très riche de plusieurs façons:

  • L’homme peut transformer la nature plutôt que d’être adapté à elle. En effet, l’homme n’est pas spécialisé (au contraire des animaux qui sont destinés à suivre leur instinct); il n’a que peu d’instincts, mais c’est justement cela qui le rend capable de développer des aptitudes multiples, d’inventer des outils, de transformer son environnement, de créer un monde artificiel à sa convenance. L’homme est effectivement producteur de culture : savoir-faire, techniques, art, science, croyances, institutions.

Les progrès de l’espèce humaine dans sa production technique sont sans équivalent dans le monde animal. L’homme développe ses aptitudes au cours de son histoire, il invente des institutions, il écrit son histoire. La condition humaine est marquée et profondément bouleversée par le progrès technique (outils, écriture, imprimerie, machines, informatique…)

  • Mais d’un autre côté, ce mythe montre que les hommes se sont donc dotés d’une puissance extraite de la nature, d’une énergie qui les dépasse (feu+ intelligence fabricatrice). Puissance démiurgique, qui ne semble pas être à la mesure de l’homme. Il s’agit ici de l’appropriation d’une énergie non musculaire, tellurique, accumulée depuis des millénaires. On retrouve cette appropriation dans l’utilisation d’énergies fossiles telles que celles que l’on extrait du charbon, du pétrole. L’homme en vient à briser la structure fondamentale de la matière, l’atome, pour en extraire l’énergie nucléaire.

Mais le mythe narre également un oubli de Prométhée: celui-ci dans sa précipitation ne donne pas aux hommes la sagesse nécessaire pour se servir de sa toute-puissance. Il risque donc de se détruire. Le mythe évoque alors Zeus, qui aurait eu pitié des hommes, suffisamment pour les doter de l’intelligence politique (nous y reviendrons).

Une autre image illustre notre propos, c’est celle de Frankenstein:

Frankenstein ou le Prométhée moderne (Frankenstein; or, The Modern Prometheus) est un roman épistolaire publié en 1818 par Mary Shelley. Il relate la création par un jeune savant suisse, Victor Frankenstein, d’un être vivant assemblé avec des parties de chairs mortes. Horrifié par l’aspect hideux de l’être auquel il a donné la vie, Frankenstein abandonne son « monstre ». Mais ce dernier, doué d’intelligence, se venge par la suite d’avoir été rejeté par son créateur et persécuté par la société. (wikipedia)

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B- La technique crée de nouveaux besoins

La technique ne transforme pas seulement l’action des hommes sur le monde, elle transforme profondément l’homme en transformant ses besoins. En effet selon Marx, la technique crée de nouveaux besoins. La satisfaction des premiers besoins par l’homme (se nourrir, se vêtir etc.) va à son tour pousser à la création de nouveaux besoins. Le développement de la civilisation matérielle implique l’accroissement des besoins et leur diversification.

« Une fois satisfait le premier besoin lui-même, le geste de le satisfaire et l‘instrument créé à cette fin conduisent à de nouveaux besoins – et c’est cette production de nouveaux besoins qui constitue le premier acte historique ».

Marx, Manifeste du parti communiste

Dès lors, l’accroissement des besoins liés au développement technique inscrit l’homme dans une histoire, elle génère son historicité. Qu’en est-il alors de l’invention des machines au regard de la réalité humaine ?

 

C- Passage à l’âge industriel : l’homme dépossédé de son travail

  • Différence machine/outil

Selon Marx, la machine impose son rythme à l’homme. On assiste à la transformation du travail, qui devient travail à la chaîne, accompagnant la division des tâches ( à ne pas confondre avec la division du travail qui fonde la Cité pour Platon): avec le passage à l’ère indistrielle, le savoir-faire (ars) disparait, la main ne sait plus rien, dit Marx.

« Dans la manufacture et le métier, l’ouvrier se sert de son outil ; dans la fabrique il sert la machine. Là le mouvement de l’instrument de travail part de lui ; ici il ne fait que le suivre. Dans la manufacture les ouvriers forment autant de membres d’un mécanisme vivant. Dans la fabrique ils sont incorporés à un mécanisme mort qui existe indépendamment d’eux. »

Karl Marx, Le Capital (1867), Livre I, IVe section, chapitre XV

NB : On peut analyser la rentabilité du monde industriel, les « ressources humaines » gérées comme des marchandises, voire même moins bien que des marchandises, la logique du « coût/avantage »…

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  • La technique embraye de nouveaux mondes culturels auxquels nous devons nous adapter

Selon Régis Debray, les objets techniques sont les embrayeurs de nouveaux mondes culturels. Ex : l’imprimerie induit ce qu’il appelle la graphosphère, et les réseaux internets la vidéosphère.

On peut se demander dans quelle mesure en effet les messages sont transformés par le média avec lequel on les formule. Rappel : le langage met en forme les pensées ; le médium avec lequel on les met en forme les transforme également, et transforme profondément notre manière de penser, d’agir.

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III- Quelles fins pour la technique ?

  • Repère: la distinction fin/moyen

Une fin est un but, considéré comme ayant une valeur en soi puisque c’est lui que nous visons et désirons. Les moyens que nous utilisons en revanche lui sont subordonnés et ne tirent leur valeur que de leur utilité. par exemple un stylo est utile pour écrire, écrire est ma fin, le stylo n’est qu’un moyen. le stylo n’a de valeur que dans la mesure où il est un outil, un instrument utile et utilisé avec efficacité. certes ce que j’écris peut à son tour être utile à autre chose, et peut être à gagner de l’argent pour acheter un autre stylo, mais nous pouvons admettre que tous les moyens que nous employons ont un but ultime, qui est de réaliser les conditions de notre bonheur. On comprend bien alors que toutes nos inventions techniques, qui nous libèrent du labeur quotidien, qui augmentent notre pouvoir sur la nature et développe nos forces ait pour but de nous rendre plus heureux. mais est-ce réellement le cas?

La technique semble s’imposer à nous dans son développement incessant, et ce que nous nommons « progrès » n’est pas obligatoirement une avancée vers plus de bonheur, peut-être même au contraire ne fait-elle que nous imposer toujours plus d’aliénation gratuite. Maîtrisons-nous l’avancée du progrès technique? Avons-nous vraiment le choix de refuser les innovations qu’une nouvelle génération de machines toujours plus performantes nous impose?

Voir:

http://www.maxisciences.com/cochon/des-cochons-fluorescents-crees-grace-a-de-l-039-adn-de-meduse_art31690.html

et…

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…les hypothèses du « transhumanisme ».

A- L’instrumentalisation du monde

« Le cri d’alarme fréquemment lancé jusque voici peu : à savoir que la marche de la technique doit être maîtrisée, sa poussée toujours plus forte vers de nouvelles possibilités de développement – ce cri témoigne à lui seul par trop clairement de l’appréhension qui se répand. Il se pourrait que s’exprime dans la technique moderne une exigence dont l’homme ne peut arrêter l’accomplissement, qu’il peut encore moins embrasser totalement du regard et maîtriser. Entre-temps – et cela surtout est significatif – ces cris d’alarme se taisent de plus en plus, ce qui ne veut nullement dire que l’homme contrôle désormais d’une main assurée la marche de la technique. Le silence trahit plutôt le fait que face à la revendication du pouvoir par la technique, l’homme se voit réduit à la perplexité et à l’impuissance, c’est-à-dire à la nécessité d’acquiescer purement et simplement – explicitement ou implicitement – au caractère irrésistible de la domination technologique. Quand on épouse en plus dans cette soumission à l’inévitable la conception courante de la technique, on souscrit alors dans les faits, au triomphe d’un processus qui se réduit à préparer continuellement des moyens, sans se soucier aucunement d’une détermination de fins »

Martin Heidegger, Langue de tradition et langue technique. 1962

Doit-on considérer la nature, le monde, comme des moyens ? Des instruments en vue d’une fin qui n’est plus que la recherche de l’efficacité pour elle-même ? Peut-on se servir de la nature sans s’interroger sur ce que cela signifie ? N’est-ce pas oublier la simple présence des choses, oublier l’être, comme le dit Heidegger ? Notre regard est devenu purement utilitaire, « à quoi cela sert-il », voilà notre seule question. La technique, c’est alors l’asservissement de l’être à la nécessité.

Remarque : Rentabilité du monde industriel, les « ressources humaines », les « employés », employés en effet comme des marchandises, moins bien que des marchandises…

L’homme est transformé en employé.

 

B- Question de la neutralité de la technique

Tout ce qui est possible doit-il être tenté ?

Selon la « loi de Gabor », tout ce qui peut être tenté le sera. Faut-il céder à cette tentation, et réaliser tout ce que la technique rend possible ? La technique doit-elle conduire nos actions comme une fatalité face à laquelle l’homme abdiquerait de sa volonté ?

Socrate demande à Gorgias de définir la rhétorique. Ce dernier la définit comme une technique, c’est-à-dire un simple moyen, indépendant des fins à quoi il est employé. (La technè est un savoir-faire ou un mode de production.)

La rhétorique n’est qu’un moyen, un instrument qui n’a aucune valeur intrinsèque ; on peut prendre pour exemple le couteau, qui peut être employé pour couper du pain ou pour tuer. Si l’assassin se sert du couteau pour tuer, ce n’est pas la faute du couteau.

Dans ce sens, Gorgias compare la rhétorique à une technique de combat : la boxe peut être utilisée pour se défendre ou pour nuire à autrui délibérément.

Par cet argument, Gorgias veut se disculper de la responsabilité qui pourrait être attribuée au maître de rhétorique : pas plus que le maître de boxe n’est responsable de ce que font ses élèves avec leurs poings, le maître de rhétorique n’est responsable de l’usage que ses élèves font de l’art de la parole.

« Les criminels, ce sont ceux qui font un mauvais usage de leur art ».

La technique est donc neutre moralement, et c’est à la politique et à la morale de déterminer l’usage de la technique.

On retrouve ici le mythe de Prométhée : l’homme a reçu l’intelligence fabricatrice, et seulement après coup l’intelligence politique : les deux formes d’intelligences sont distinctes, et peuvent être disjointes.

 

C- Le principe de responsabilité

La nature ne peut plus absorber l’agir humain.

Jonas pose le principe que le respect (Kant) que l’on doit à tout homme doit s’étendre aux générations futures, et à leur possibilité de « mener une existence humaine sur terre. »

Dans la pratique, cela signifie que doit être interdite toute technologie qui comporte le risque — aussi improbable soit-il — de détruire l’humanité ou la valeur particulière en l’homme qui fait qu’il doit exister. Hans Jonas désigne cet impératif par la formule in dubio pro malo. Cela veut dire que s’il y a plusieurs conséquences possibles de l’emploi d’une technologie, il faut décider en fonction de l’hypothèse la plus pessimiste :

in dubio pro malo

(dans le doute, envisage le pire)

 

Contre point : L’art, un autre mode de production et de rapport au monde

Sens premier du mot tecknè : poiésis, poésie. Retrouver ce sens ?

Le même poète dont nous avons entendu la parole:

Mais là où il y a danger, là aussi

Croît ce qui sauve

nous dit:

… l’homme habite en poète sur cette terre. (Hölderlin)

CCL : Neutre en droit, la technique ne l’est pas en fait.  Elle transforme non seulement notre milieu mais laussi le regard que nous portons sur le monde et sur nous-même, elle induit une idéologie de la technique selon laquelle tout doit servir, tout doit être utile, tout doit être employé. Il est donc de notre devoir de subordonner nos avancées techniques à des fins déterminées de manière citoyenne et responsable, et de nous souvenir qu’un monde utilitaire ne serait plus un monde humain.

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ANNEXES

Quand la technique imite la biologie:

Texte 1

« Anaxagore prétend que c’est parce qu’il a des mains que l’homme est le plus intelligent des animaux. Ce qui est rationnel plutôt, c’est de dire qu’il a des mains parce qu’il est intelligent. En effet, l’être le plus intelligent est celui qui est capable d’utiliser le plus grand nombre d’outils : or la main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. C’est donc à l’être capable d’acquérir le plus grand nombre de techniques que la nature a donné l’outil de loin le plus utile, la main. […] L’homme, au contraire [des animaux], possède de nombreux moyens de défense, et il lui est toujours permis d’en changer, et même d’avoir l’arme qu’il veut quand il le veut. Car la main devient griffe, serre, corne, elle devient lance ou épée, ou toute autre arme ou outil. Elle peut être tout cela, parce qu’elle est capable de tout saisir et de tout tenir. »

Aristote, Des parties des animaux

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Texte 2

Si donc il était possible à chaque instrument parce qu’il en aurait reçu l’ordre ou par simple pressentiment de mener à bien son œuvre propre, comme on le dit des statues de Dédale ou des trépieds d’Héphaïstos qui, selon le poète, entraient d’eux-mêmes dans l’assemblée des dieux, si, de même, les navettes tissaient d’elles-mêmes et les plectres jouaient tout seuls de la cithare, alors les ingénieurs n’auraient pas besoin d’exécutants ni les maîtres d’esclaves.

Aristote, Politiques, I,

https://www.dailymotion.com/video/x93mjk

 

Texte 3

« En ce qui concerne l’intelligence humaine, on n’a pas assez remarqué que l’invention mécanique a d’abord été sa démarche essentielle, qu’aujourd’hui encore notre vie sociale gravite autour de la fabrication et de l’utilisation d’instruments artificiels, que les inventions qui jalonnent la route du progrès en ont aussi tracé la direction. Nous avons de la peine à nous en apercevoir, parce que les modifications de l’humanité retardent d’ordinaire sur les transformations de son outillage. Nos habitudes individuelles et même sociales survivent assez longtemps aux circonstances pour lesquelles elles étaient faites, de sorte que les effets profonds d’une invention se font remarquer lorsque nous en avons déjà perdu de vue la nouveauté. […] Dans des milliers d’années, quand le recul du passé n’en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et nos révolutions compteront pour peu de chose, à supposer qu’on s’en souvienne encore; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la pierre taillée; elle servira à définir un âge. Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et d’en varier indéfiniment la fabrication. »

Henri Bergson, L’ évolution créatrice (1907)

 

Texte 4

« Dans la manufacture et le métier, l’ouvrier se sert de son outil ; dans la fabrique il sert la machine. Là le mouvement de l’instrument de travail part de lui ; ici il ne fait que le suivre. Dans la manufacture les ouvriers forment autant de membres d’un mécanisme vivant. Dans la fabrique ils sont incorporés à un mécanisme mort qui existe indépendamment d’eux. »

Karl Marx, Le Capital (1867), Livre I

 

Texte 5

« Le cri d’alarme fréquemment lancé jusque voici peu : à savoir que la marche de la technique doit être maîtrisée, sa poussée toujours plus forte vers de nouvelles possibilités de développement – ce cri témoigne à lui seul par trop clairement de l’appréhension qui se répand. Il se pourrait que s’exprime dans la technique moderne une exigence dont l’homme ne peut arrêter l’accomplissement, qu’il peut encore mois embrasser totalement du regard et maîtriser. Entre-temps – et cela surtout est significatif – ces cris d’alarme se taisent de plus en plus, ce qui ne veut nullement dire que l’homme  contrôle désormais d’une main assurée la marche de la technique. Le silence trahit plutôt le fait que face à la revendication du pouvoir par la technique, l’homme se voit réduit à la perplexité et à l’impuissance, c’est-à-dire à la nécessité d’acquiescer purement et simplement – explicitement ou implicitement – au caractère irrésistible de la domination technologique. Quand on épouse en plus dans cette soumission à l’inévitable la conception courante de la technique, on souscrit alors dans les faits, au triomphe d’un processus qui se réduit à préparer continuellement des moyens, sans se soucier aucunement d’une détermination de fins »

Martin Heidegger, Langue de tradition et langue technique

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Texte 6

Sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusqu’à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, autant qu’il est en nous, le bien général de tous les hommes Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on peut en trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie; car même l’esprit dépend si fort du tempérament, et de la disponibilité des organes du corps que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusques ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher.

DESCARTES, Discours de la Méthode, 1637, VI° partie

 

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SARTE – EXEMPLE D’ANALYSE DES ARGUMENTS

Choisir d’être ceci ou cela, c’est affirmer en même temps la valeur de ce que nous choisissons, car nous ne pouvons jamais choisir le mal ; ce que nous choisissons, c’est toujours le bien, et rien ne peut être bon pour nous sans l’être pour tous. Si l’existence, d’autre part, précède l’essence et que nous voulions exister en même temps que nous façonnons notre image, cette image est valable pour tous et pour notre époque tout entière. Ainsi, notre responsabilité est beaucoup plus grande que nous ne pourrions le supposer, car elle engage l’humanité entière. Si je suis ouvrier, et si je choisis d’adhérer à un syndicat chrétien plutôt que d’être communiste, si, par cette adhésion, je veux indiquer que la résignation est au fond la solution qui convient à l’homme, que le royaume de l’homme n’est pas sur la terre, je n’engage pas seulement mon cas : je veux être résigné pour tous, par conséquent ma démarche a engagé l’humanité tout entière. Et si je veux, fait plus individuel, me marier, avoir des enfants, même si ce mariage dépend uniquement de ma situation, ou de ma passion, ou de mon désir, par là j’engage non seulement moi-même, mais l’humanité tout entière sur la voie de la monogamie. Ainsi je suis responsable pour moi-même et pour tous, et je crée une certaine image de l’homme que je choisis ; en me choisissant, je choisis l’homme.

 

 

Analyse des arguments de l’extrait et conclusion:

 

  1. Sartre commence par énoncer sa thèse : en se choisissant, l’homme choisit tous les hommes. Il s’agit de montrer le passage de la liberté individuelle de l’homme à la responsabilité vis-à-vis d’autrui, et à la dimension morale de l’existentialisme. On part de la subjectivité, il ne s’agit donc pas de rapporter chaque décision individuelle à une norme préétablie. Pourtant on ne s’inscrit pas dans l’individualisme du « chacun pour soi » puisque chaque position individuelle s’universalisera « automatiquement »: en agissant, je crée une image, une norme de l’agir humain.
  2. Sartre précise que « nous ne pouvons pas choisir le mal ». Il semble reprendre ici la thèse de Platon selon laquelle « nul ne fait le mal volontairement », mais seulement par « ignorance de ce qu’est le vrai bien» (cf : Protagoras, 352b-357a ; Ménon, 77b-78a).

Mais Sartre renverse cette thèse : le Bien ne préexiste pas à l’homme comme le pensait Platon ; au contraire , le bien provient de l’homme, dans la mesure où celui-ci  définit le bien en agissant. Ici nous ne pouvons pas choisir le mal parce que ce  sont  nos actes mêmes qui définissent le bien.

3. L’auteur illustre sa thèse par deux exemples, l’un emprunté à la sphère publique : le choix d’un syndicat chrétien, l’autre emprunté à la sphère privée : le choix de se marier et d’avoir des enfants. Ces deux exemples nous montrent bien que ces choix n’engagent pas un seul individu mais qu’ils engagent également une définition de l’humanité qu’il souhaite. L’homme est législateur. Nos choix sont normatifs, ils créent l’image de ce que l’homme doit être, ils créent des valeurs.

4. Dans le § 9, Sartre « prouve » sa théorie en évoquant le sentiment d’angoisse qui selon lui accompagne toutes nos décisions, tous nos engagements, et en fin de compte toute notre vie. « L’homme est angoisse », car une responsabilité très lourde pèse constamment sur lui : celle de choisir, seul, sans excuse, pour tous les hommes. L’angoisse est en quelque sorte le symptôme de notre entière responsabilité. Mais alors on pourrait se demander pourquoi certains hommes semblent ne pas ressentir cette angoisse ? Selon Sartre, certains se masquent leur angoisse en se réfugiant dans une posture individualiste : « cela ne regarde que moi ». Sartre définit ici la mauvaise foi : c’est une fuite face à notre responsabilité écrasante et à l’angoisse qu’elle provoque.

 

Conclusion : L’auteur énonce une morale nouvelle qui nous incite à la prudence et à la lucidité, mais aussi à une libération : libération par rapport aux règles morales traditionnelles, qui n’ont aucune valeur absolue ; prudence dans nos actions, car chacun d’entre nous est créateur de normes. Et enfin courage et lucidité, face à l’angoisse qui nous accompagne.